22 sept. 2022

L'apocalypse énergétique en l'Europe est imputable à Berlin et à Bruxelles, pas à Moscou, par F. William Engdahl

 Le 22 août, le prix du marché boursier du gaz naturel dans le hub gazier allemand THE (Trading Hub Europe) s'échangeait à plus de 1000% en un an. Le régime de Scholz raconte à ses citoyens que tout vient de Poutine et de sa guerre en Ukraine.

F. William Engdahl

La vérité est toute autre. Les politiciens européens et les principaux intérêts financiers utilisent la Russie pour couvrir ce qui est une crise énergétique made in Germany et bruxelloise. Les conséquences ne sont pas accidentelles.

Ce n'est pas parce que des politiciens comme Scholz, le ministre allemand de l'économie verte, Robert Habeck, ou le vice-président de la Commission européenne pour l'énergie verte, Frans Timmermans, sont des gens stupides ou ignorants. Corrompus et malhonnêtes, peut-être oui. Ils savent exactement ce qu'ils font. Ils lisent un scénario. Tout cela fait partie du plan de l'UE visant à déconstruire l'une des concentrations industrielles les plus économes en énergie de la planète. Ils mettent en oeuvre "l'Agenda vert des Nations Unies 2030" autrement connu sous le nom de Grande réinitialisation de Klaus Schwab.

Dérégulation du marché du gaz de l'UE

Ce que la Commission européenne et les ministres du gouvernement en Allemagne et dans toute l'UE cachent soigneusement, c'est la transformation des modalités de fixation du prix du gaz naturel. Pendant près de deux décennies, la Commission européenne, soutenue par de méga banques comme JP MorganChase ou les grands fonds spéculatifs, a commencé à jeter les bases d'une déréglementation complète du marché du gaz naturel désorais acquise. On en a fait la promotion en tant que «libéralisation» du marché du gaz naturel de l'Union européenne. Désormais, ce sont les échanges non réglementés sur le marché libre en temps réel qui déterminent les prix plutôt que les contrats à long terme .

À partir de 2010 environ, l'UE a commencé à imposer ce changement radical des règles de tarification du gaz naturel. Auparavant, la plupart des prix du gaz étaient fixés dans le cadre de contrats fixes à long terme avec livraison par gazoduc. Le plus grand fournisseur, le russe Gazprom, a fourni du gaz à l'UE, plus particulièrement à l'Allemagne, dans le cadre de contrats à long terme indexés sur le prix du pétrole. Jusqu'à ces dernières années, le gaz n'était presque jamais importé par méthanier. En 2016, avec la modification des lois américaines règlementant l'exportation de GNL à partir de l'énorme production de gaz de schiste, les producteurs de gaz américains ont entamé une expansion majeure de la construction de terminaux d'exportation de GNL. La construction des terminaux prend en moyenne 3 à 5 ans. Dans le même temps, la Pologne, les Pays-Bas et d'autres pays de l'UE ont commencé à construire des terminaux d'importation de GNL pour recevoir le GNL de l'étranger.

Sortis de la Seconde Guerre mondiale comme premiers fournisseurs mondiaux de pétrole, les géants pétroliers anglo-américains, alors appelés les Sept Sœurs, ont établi un monopole mondial sur les prix du pétrole. Comme l'a noté Henry Kissinger lors des chocs pétroliers des années 1970, « Contrôlez le pétrole et vous contrôlez des nations entières ». Depuis les années 1980, dans le sillage de Goldman Sachs, les banques de Wall Street ont créé un nouveau marché du "pétrole papier", utilisant des contrats à terme et des dérivés sur les futurs barils de pétrole. Cela a créé un énorme casino de profits spéculatifs qui était contrôlé par une poignée de banques géantes à New York et dans la City de Londres.

Ces intérêts financiers puissants ont travaillé pendant des années pour créer un marché mondialisé similaire du « gaz papier » sur des contrats à terme qu'ils pouvaient contrôler. En se fixant un programme Green Deal visant à « décarboner » l'économie d'ici 2050, par l'élimination du pétrole, du gaz et du charbon, la Commission européenne posé le piège idéal qui a conduit à la flambée explosive des prix du gaz dans l'UE depuis 2021. Pour créer ce marché « unique » contrôlé, l'UE a subi les pressions des intérêts mondialistes pour imposer des changements de règles draconiens et en fait illégaux à Gazprom afin de forcer le gestionnaire russe de plusieurs réseaux de gazoducs destinés à l'UE à les ouvrir au gaz concurrent.

Les grandes banques et les intérêts énergétiques qui contrôlent la politique de l'UE à Bruxelles avaient créé un nouveau système de prix indépendants, parallèle aux prix stables à long terme du gazoduc russe qu'ils ne contrôlaient pas.

En 2019, la série de directives bureaucratiques sur l'énergie émanant de la Commission européenne de Bruxelles a permis à un marché du gaz entièrement déréglementés de fixer de facto les prix du gaz naturel dans l'UE, bien que la Russie soitt encore et de loin la plus grande source d'importation de gaz. Une série de « hubs » commerciaux virtuels avaient été établis pour négocier des contrats à terme sur le gaz dans plusieurs pays de l'UE. En 2020, le TTF néerlandais (Title Transfer Facility) était la plateforme commerciale dominante pour le gaz de l'UE, la soi-disant référence du gaz de l'UE. Notamment, TTF est une plate-forme virtuelle d'échanges de contrats à terme sur le gaz entre les banques et certains investisseurs financiers, "Over-The-Counter". Cela signifie que de fait, le marché est non réglementé, en dehors de toute bourse officielle. Ceci est essentiel pour comprendre ce qui se pqsse dans l'UE aujourd'hui.

En 2021, seuls 20% des importations de gaz naturel vers l'UE étaient du gaz GNL, dont les prix étaient largement déterminés par les transactions à terme sur le hub TTF, la référence du gaz de l'UE, détenue par le gouvernement néerlandais. C'est ce même gouvernement qui détruit son agriculture au prétexte de pollution à l'azote. La plus grande partie des importations de gaz européen provenait du russe Gazprom, qui fournissait plus de 40 % des importations de l'UE en 2021. Ce gaz était acquis à partir de contrats à long terme dont le prix était largement inférieur aux prix spéculatif actuels du TTF. En 2021, les États de l'UE ont essuyé un surcoût estimée à environ 30 milliards de dollars sur le gaz naturel en 2021 pour s'être affranchis de l'indexation sur le pétrole de Gazprom. Les banques ont adoré. L'industrie américaine et les consommateurs non. Ce n'est qu'en détruisant le marché du gaz russe dans l'UE que les intérêts financiers et les partisans du Green Deal pouvaient établir leur contrôle sur le marché du GNL.

Fermeture du gazoduc de l'UE

Ce soutien européen sans réserve du nouveau marché de gros du gaz, a permis à Bruxelles, à l'Allemagne et à l'OTAN de clore systématiquement les contrats stables à long terme sur le gaz acheminé .en Europe.

Après avoir rompu les relations diplomatiques avec le Maroc en août 2021 au sujet de territoires contestés, l'Algérie a annoncé que le gazoduc Maghreb-Europe (MGE), lancé en 1996, cesserait de fonctionner le 31 octobre 2021, à l'expiration de l'accord correspondant.

En septembre 2021, Gazprom a achevé son gazoduc sous-marin Nord Stream 2, d'une valeur de plusieurs milliards de dollars, qui relie la Russie au nord de l'Allemagne en traversant la mer Baltique. Il devait doubler la capacité de Nord Stream 1 à 110 milliards de mètres cubes par an, permettant à Gazprom d'être indépendant des interférences lors des livraisons de gaz via son gazoduc Soyouz passant par l'Ukraine. La Commission européenne, soutenue par l'administration Biden, a procédé à un sabotage bureaucratique pour bloquer l'ouverture du gazoduc. Finalement, le 22 février, le chancelier allemand Scholz a imposé une sanction sur le gazoduc en raison de la reconnaissance par la Russie de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk. Par la suite, malgré l'aggravation de la crise gazière, le gouvernement allemand a refusé d'ouvrir Nord Stream 2 bien qu'il soit terminé.

Puis, le 12 mai 2022, malgré l'interruption des livraisons de Gazprom via le gazoduc Soyouz à travers l'Ukraine pendant près de trois mois de conflit, malgré les opérations militaires russes en Ukraine, le régime Zelenskyy contrôlé par l'OTAN à Kiev a fermé un important gazoduc russe passant par Lougansk. Il acheminait du gaz russe vers son Ukraine mais aussi vers les États de l'UE. Il a déclaré que ce gazoduc resterait fermé jusqu'à ce que Kiev obtienne le contrôle total du réseau de gazoducs qui traverse les deux républiques du Donbass. Cette fermeture de la ligne ukrainienne Soyouz a réduit d'un tiers le volume de gaz vers l'UE. Cela n'a certainement pas aidé son économie à un moment où Kiev demandait davantage d'armes à ces pays de l'OTAN. Soyouz avait été ouvert en 1980 à l'époque de l'Union soviétique, acheminant du gaz du champ gazier d'Orenbourg.

Vient ensuite le gazoduc russe Jamal, qui traverse le Belarus et la Pologne jusqu'en Allemagne. En décembre 2021, deux mois avant le conflit ukrainien, le gouvernement polonais a fermé la partie polonaise du gazoduc, interrompant les livraisons de Gazprom à bas prix en Allemagne et en Pologne. A la place, les compagnies gazières polonaises ont acheté du gaz russe dans les entrepôts des compagnies gazières allemandes, via la section polono-allemande du gazoduc Jamal, à un prix plus élevé du fait du flux inversé. Les compagnies gazières allemandes obtenaient leur gaz russe par le biais d'un contrat à long terme pour un prix contractuel très bas et le revendaient à la Pologne avec un énorme bénéfice. Cette folie a été délibérément minimisée par le ministre vert de l'économie Habeck, le chancelier Scholz et les médias allemands, bien qu'elle ait entraîné une hausse des prix du gaz allemand et aggravé la crise du gaz en Allemagne. Le gouvernement polonais a refusé de renouveler son contrat gazier avec la Russie et achète son gaz sur le marché libre à des prix nettement plus élevés. En conséquence, le gaz russe n'est plus acheminé vers l'Allemagne via Jamal.

Enfin, la livraison de gaz via le gazoduc sous-marin Nord Stream 1 a été interrompue en raison d'une panne sur une turbine fabriquée par Siemens. La turbine a été envoyée dans une installation spéciale de Siemens au Canada où le régime anti-russe de Trudeau l'a retenue pendant des mois avant de la libérer finalement à la demande pressante du gouvernement allemand. Malgré tout, le Canada a délibérément refusé de livrer au propriétaire russe, préférant l'adresse au siège de Siemens Allemagne, car les gouvernements allemand et canadien refusaient d'accorder une exemption de sanctions juridiquement contraignante pour le transfert vers la Russie. Par ce moyen, les flux de gaz de Gazprom via Nord Stream 1 sont réduits à 20% de la normale.

En janvier 2020, Gazprom avait commencé à acheminer du gaz depuis son gazoduc TurkStream à travers la Turquie, la Bulgarie et la Hongrie. En mars 2022, avec le soutien de l'OTAN, la Bulgarie a unilatéralement coupé ses approvisionnements en gaz de TurkStream. Le Hongrois Viktor Orban, en revanche, a obtenu la poursuite des livraisons de gaz russe via TurkStream. En conséquence, aujourd'hui, la Hongrie n'a pas de crise énergétique et importe du gazoduc russe à des prix fixes très bas .

En sanctionnant ou en bloquant systématiquement les livraisons de gaz sur contrats à long terme et à faible coût vers l'UE, les spéculateurs gaziers néerlandais de TTP ont pu profiter de tout contretemps ou choc énergétique dans le monde, qu'il s'agisse d'une sécheresse record en Chine ou du conflit en Ukraine , jusqu'aux restrictions à l'exportation aux États-Unis, les prix de gros du gaz franchissant toutes les limites. À la mi-août, le prix à terme chez TTP, en augmentation quotidienne, était supérieur de 1000 % à celui de l'année passée.

La folie de l'explosion des prix en Allemagne

Le sabotage délibéré des prix de l'énergie et de l'électricité devient encore plus absurde. Le 28 août, le ministre allemand des Finances, Christian Lindner, seul membre du cabinet du Parti libéral (FDP), a révélé qu'en vertu des termes opaques des mesures complexes de réforme du marché de l'électricité de l'UE, les producteurs d'électricité solaire ou éolienne bénéficieraient automatiquement pour leur électricité « renouvelable », d'un prix indexé sur celui de l'énergie la plus coûteuse, c'est-à-dire le prix du gaz naturel !

Lindner a appelé à une modification "urgente" de la loi allemande sur l'énergie pour découpler les différents marchés. Le ministre fanatique de l'économie verte, Robert Habeck, a immédiatement répondu : « Nous travaillons dur pour trouver un nouveau modèle de marché », en soilignant que le gouvernement devrait veiller à ne pas trop intervenir : «Nous avons besoin de marchés qui fonctionnent et, en même temps, nous devons établir les bonnes règles afin qu'il n'y ait pas d'abus de position sur le marché".

En réalité Habeck a tout fait pour appliquer l'agenda vert et éliminer le gaz, le pétrole et le nucléaire, les seules sources d'énergie fiables à l'heure actuelle. Il refuse d'envisager la réouverture de trois centrales nucléaires fermées il y a un an ou de reconsidérer la fermeture des trois dernières en décembre. Tout en déclarant dans une interview à Bloomberg, « je n'aborderai pas cette question de manière idéologique », il déclarait dans le souffle suivant,: «lLe nucléaire n'est pas la solution, c'est le problème ». Habeck ainsi que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont déclaré à plusieurs reprises que l'extension des investissements dans l'éolien et le solaire intermittents est la réponse à la crise des prix du gaz que leurs politiques ont provoqué délibérément. À tous égards, la crise énergétique suicidaire en cours en Europe a été « made in Germany », pas en Russie.

 

Titre original : Europe’s Energy Armageddon from Berlin and Brussels, Not Moscow

Date de première publication : 31 août 2022 in New Eastern Outlook

Auteur : F. William Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, il est titulaire d'un diplôme en politique de l'Université de Princeton. C'est un auteur à reconnu sur le pétrole et la géopolitique. Il est chercheur associé au Centre de recherche sur la mondialisation (CRG)

Traduction : Après-guerre