22 sept. 2022

Le tournant du 21 septembre pourrait changer la physionomie et l'issue de la guerre en Ukraine, par Jean-Pierre Bensimon

 En annonçant la mobilisation partielle des réservistes, Vladimir Poutine modifie profondément "l'opération militaire spéciale" engagée le 24 février 2022.

Il faut lier ce recalibrage important des effectifs sous les drapeaux à deux évènements concomitants : la modification du code pénal votée la veille par la Douma et  la tenue de quatre référendums qui se dérouleront dans l'Est de l'Ukraine.

Les nouvelles dispositions inscrites dans le code pénal, introduisent les concepts de "mobilisation", de "loi martiale" et de "temps de guerre". Elles créent de nouveaux délits comme "le pillage", "la non exécution des ordres," et aggravent les sanctions pour des délits anciens et les crimes de toute nature. Cette modification rapproche en fait le droit positif russe d'une législation de temps de guerre.

Les referendums seront tenus dans les républiques de Donetz et Lougansk, et les zones libérées de Kherson et Zaporodje du 23 au 27 septembre, et les résultats publiés le 28. Ils porteront sur le rattachement à la Fédération de Russie. Du point de vue juridique, en cas de victoire des séparatistes, les territoires nouvellement rattachés seront considérés comme partie du territoire russe, leurs habitants comme citoyens russes, soumis au droit de la Fédération. Toute attaque ou intrusion étrangère sera considérée comme une atteinte à l'intégrité territoriale et à la souveraineté de la Russie. Il s'agira ensuite pour elle de faire effectivement appliquer la loi et d'exercer effectivement la souveraineté nationale puisque cette souveraineté sera immédiatement contestée par Kiev et les Occidentaux.

Les trois changements, le droit pénal, les référendums, et la mobilisation des réservistes (1% de la réserve selon Moscou), modifient substantiellement les conditions de "l'opération militaire spéciale". L'augmentation des effectifs va compenser l'avantage du nombre des Ukrainiens qui alignaient plus de 350.000 combattants contre 150.000 environ coté Russes et alliés. Les Russes se sont-ils ainsi dotés de moyens de manœuvre suffisants pour  submerger l'armée ukrainienne équipée et pilotée par les États-Unis depuis 2014 ? On ne sait rien de leurs objectifs militaires et politiques précis, mais on peut imaginer qu'ils viseront tout le territoire russophone de l'Est de l'Ukraine, incluant peut-être les oblasts de Kharkov et Odessa. On ne sait rien non plus des changement opératifs, méthodes et rythmes de la guerre, qui suivront. Mais il est évident que les Russes auront davantage d'options et qu'ils chercheront avant tout à reprendre l'initiative.

D'autre part, les modalités de sortie de la guerre en cours sont modifiées elles aussi. Quelle sera la marge de négociation le jour les Occidentaux reconnaitront enfin qu'elles sont la seule issue ? Du point de vue russe, les modifications du territoire national, expression d'une volonté populaire basée sur un vote, ne sont pas réversibles. Début septembre, le général américain Mark Kimmit après beaucoup d'autres soulignait dans le WallStreet Journal que "comme il y a peu de chances de sortir du marasme actuel, il vaut peut-être mieux négocier maintenant que plus tard [...] M. Zelensky et l'OTAN doivent faire face à des décisions difficiles avant que celles-ci ne leur soient imposées." Il est peut-être trop tard pour M. Zelensky et l'OTAN ...

Si tel est le cas, la séquence militaire qui a débuté en février et qui entre désormais dans une nouvelle phase serait le point d'orgue de la dislocation de l'Union soviétique en 1991. A cette date, 25 à 30 millions de Russes sont brusquement devenus des minorités au sein des nouveaux pays indépendants. Dans le cas de l'Ukraine, la frontière de 1991 couvrait les limites administratives d'une nationalité fictive inventée par Lénine en 1920 pour consolider le régime bolchevick alors très fragile, et d'une décision de rattachement non ratifiée de Khrouchtchev de 1954 pour la Crimée. Ce qui fait qu'en 1991, ce que les soviétiques appelaient l'Ukraine juxtaposait des populations profondément divisées par les appartenances passées, les héros nationaux, la religion, la localisation géographique et en partie par la langue.

Les Ukrainiens ont vécu trente deux ans au sein d'une même nationalité. Cela ne veut pas dire que l'Ukraine était une nation. Les années de coexistence des peuples qui la composaient ont été marquées par un recul permanent du niveau de vie, la désindustrialisation, l'émigration et la pire corruption en Europe. En même temps l'Ukraine subissait l'intrusion systématique des États-Unis et de l'Allemagne dans son système politique. La "révolution orange" de 2004 et surtout le coup d'État de Maïdan de 2014, conçu et exécuté sous la férule de Mme Victoria Nuland aujourd'hui le troisième personnage du Département d'État américain, en ont été les moments forts. Cela a débouché sur une guerre civile de huit ans, de 2014 à 2022 et finalement sur l'intervention russe du 24 février.

L'Occident avait dès 1991 considéré l'Ukraine, comme une proie économique et un enjeu stratégique de première importance. Pour l'absorber, il lui fallait créer un fossé infranchissable entre lui et la Russie, et pour cela il s'est appuyé sur les groupes activistes néo-nazis qui pullulaient à l'ouest du pays. Les États-Unis portent une responsabilité écrasante dans l'essor de l'idéologie et des pratiques néo nazies en Ukraine, et dans l'incapacité actuelle de ce pays de s'afficher comme une nation viable. Aujourd'hui la déchirure est trop profonde. L'Ukraine comme nation a échoué. L'Ukraine comme nationalité est impraticable. D'une façon ou d'une autre une certaine partition est inéluctable. Elle se dessine clairement désormais, de part et d'autre du Dniepr.

Dans la nouvelle phase qui commence, comme souvent dans l'histoire, les armes vont s'affronter: les vrais protagonistes sont les États-Unis et la Russie, les Ukrainiens de Kiev seront le proxy, la chair à canon américaine. Espérons qu'ils en prendront conscience le plus vite possible.

Jean-Pierre Bensimon, pour Après-guerre

22 septembre 2022