Le "coup" des pipe-lines, loin de conforter les positions américaines vis-à-vis de ses alliés et de la Russie, pourrait traduire l'impuissance de Washington devant la tournure des évènements.
Ce qui est beaucoup plus délicat, c'est de
comprendre le mieux possible ce qui a conduit Biden à agir aussi brutalement contre
des infrastructures russes dont la construction a pris presque deux décennies
et qui ont coûté plusieurs dizaines de milliards de dollars.
On peut chercher dans trois directions: le
rapport à l'Allemagne, le rapport à l'Union européenne, le rapport à la Russie.
1) Vis-à-vis de l'Allemagne, il faut
rappeler les précieuses indications de Georges Friedman, le fondateur Stratpol,
le think tank proche de la CIA, dans sa conférence devant The Chicago Council en avril 2015:
"La
préoccupation primordiale des États-Unis, pour laquelle nous avons livré des
guerres depuis un siècle – la Première, la Seconde, la guerre froide – a été la
relation entre l’Allemagne et la Russie. Car, unies, elles sont la seule force
qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n'arrivera pas."
Or les deux pipelines qui
viennent d'être détruits sont l'expression la plus tangible depuis deux
décennies de ce rapprochement russo-allemand tant redouté à Washington. L'idée
structurante de la politique européenne des États-Unis au moins depuis les
écrits de Zbigniew Brzezinski, c'est de tenir les positions les plus fortes aux
deux bouts de l'Eurasie. Le centre est occupé par la Russie et la Chine,
considérées comme structurellement rétives à la férule de l'Oncle Sam. Pour les
Américains, assurer le leadership de l'Europe de l'Ouest d'un coté, du Japon et
de la Corée de l'autre est le seul moyen de maintenir de l'extérieur leur
prééminence sur les continents européen et asiatique, clé unique de leur hégémonie
planétaire. Or le "bout" ouest est dominé par l'Allemagne. C'est
d'abord d'elle qu'il faut obtenir la reconnaissance du bien-fondé de l'autorité
de Washington.
Au micro d'Europe1 le 29
septembre, c'est cette analyse qui conduisait le diplomate émérite Maurice
Gourdault-Montagne, à caractériser la guerre d'Ukraine : "Les États-Unis
veulent défaire stratégiquement la Russie...., essayer de casser l'axe entre
Pékin et Moscou."
Et pour lui, la destruction des deux Nord Stream correspond à un nouvel épisode
de cette guerre, celui de son élargissement au-delà du théâtre ukrainien
initial. D'ailleurs, ce qui frappe quand on retrace l'histoire de la
construction de Nord Stream2, c'est la volonté obsessive des Américains de lui
faire barrage, mêlant pressions permanentes et sanctions plus redoutables les
unes que les autres.
L'aboutissement du projet n'a
tenu qu'à l'opiniâtreté des Russes et des Allemands. Au lendemain de la
destruction des pipe-lines, le Bundestag vient de voter, à une immense majorité,
le refus d'autoriser l'envoi d'armes supplémentaires en Ukraine [1].
N'est-ce pas une façon d'exprimer la rage et le dépit des élites allemandes devant
le coup de force américain qui leur ôte des options précieuses à la veille d'un
hiver hautement problématique.
2) Vis-à-vis de l'Union européenne,
l'administration
Biden a remporté ses plus remarquables succès. L'influence des États-Unis sur
les Européens de l'Ouest est un système à deux clés qui s'imbriquent l'une dans
l'autre. Ils dominent l'OTAN dont ils sont les patrons naturels et l'Union
européenne qui en est le sas et la récompense, grâce à une subtile politique de
division. Dans la phase actuelle, ils s'appuient sur les pays de l'Est européen
pour pousser dans les cordes les pays fondateurs parfois récalcitrants,
l'Italie, la France et l'Allemagne. La souveraineté européenne ou l'Europe
puissance, comme acteur pouvant peser sur les orientation de l'Occident du fait
de sa dimension, était un fantasme élyséen, c'est aujourd'hui une regrettable mascarade.
De Gaulle avait su imposer la
volonté autonome de la France aux Américains. Jacques Chirac avait su refuser l'aventure
meurtrière des Yankee en Irak, les menaçant même d'un veto au Conseil de Sécurité
de l'ONU. Angela Merkel avait su faire adopter le 30 décembre 2020, juste
avant la prise de fonctions de Biden, un accord sino-européen sur les investissements pour marquer sa distance des
intentions sinophobes de la nouvelle administration et protéger ses marchés.
Hélas, quand Biden a voulu
entrainer l'Europe dans sa guerre avec la Russie sous faux prétexte ukrainien, une
coalition faible venait de prendre les rênes en Allemagne tandis que l'Hexagone
vivait sous le règne ondulant et vain du "en même temps". Son
aventure insensée n'a rencontré aucun obstacle, mais une servitude volontaire européenne, empressée et
jubilatoire. Dans un premier temps.
Or la géographie impose ses
lois. Un partenariat avec la Russie voisine sert le mieux les intérêts les plus évidents
de l'Europe occidentale. Cette dernière est globalement très développée, son économie
est potentiellement au premier rang, ses capacités d'innovation sont considérables et
sa productivité assez remarquable. Mais elle n'a ni énergie, ni matières premières et
peu d'espace. A ses portes, la Russie possède à l'excès, énergies, ressources
naturelles, territoire agricole, mais son économie est moins développée, moins
productive, en mal d'investissements. La figure d'un Poutine impérialiste a été
inventée pour masquer ces solidarités latentes entre européens. Les deux zones sont formidablement
complémentaires et géographiquement contigües. Les liens qu'elles peuvent nouer
sont hautement bénéfiques de part et d'autre, le développement de la Russie induit
par l'Europe étant une source de marchés et de prospérité sans limites.
C'est justement cela qui
terrorise les stratèges d'Outre atlantique. Leur credo, comme l'a exposé
Georges Friedman, est de tout faire pour ne pas laisser s'enclencher entre Européens et Russes une
dynamique qui les marginaliserait peut-être de l'axe eurasien du monde. La guerre d'Ukraine est l'arme absolue qu'ils
ont conquise ces derniers mois pour séparer à jamais des peuples culturellement
voisins dont l'interaction serait si féconde. De ce point de
vue la destruction des pipe-lines russes est un acte d'autorité brutale. Il est
signifié aux pays de l'Ouest et du Sud de l'Europe, le poing sur la table, que
toute tentation de renouer des liens de quelque nature que ce soit avec la
Russie, est interdite à jamais.
3) Vis-à-vis des Russes, le passage à l'acte de
Biden prend une autre signification. Le constat de Maurice Gourdault-Montagne
est irréfutable : les États-Unis mènent une stratégie de destruction de la
Russie pour briser les appuis de la Chine. En un mot, notre diplomate ne le dit
pas, l'ukrainophilie est un masque. Les Ukrainiens vont à l'abattoir pour
réaliser des projets qui sont ceux de la Maison Blanche et pas les leurs. Pire,
les livraisons d'armes ne sont qu'un surplus de sang ukrainien versé,
l'histoire l'attestera.
La destruction des deux
pipe-lines est un acte de guerre contre l'ennemi russe, un élargissement de la
guerre dans les mots de Gourdault-Montagne. Ces destructions surviennent au
moment du rattachement des quatre entités russes de souche à la Russie. Comme
la Russie devra défendre les territoires rattachés comme la terre natale, l'escalade
est la perspective probable. La fin des Nord Stream est-il un facteur de victoire
contre Moscou ?
Les officiers américains ne
sont pas optimistes sur le destin de l'opération en Ukraine. Le général Mark Kimmitt
[2]
souligne que les arsenaux américains d'armes de pointe sont vidés par cette
guerre. Il en est de même en Europe. Le colonel Alex Vershinin démontre dans The Return of Industrial Warfare que l'Occident ne dispose plus de la base
industrielle suffisante pour produire en quantité et sur la durée, les
équipements lourds et les munitions d'artillerie massivement consommés par la
guerre de haute intensité. Alors que les Russes disposent d'une telle
infrastructure.
En d'autres termes, les
Américains et l'Occident dans son ensemble ne peuvent pas gagner aujourd'hui ce
genre de guerre avec la Russie si elle déploie tous ses moyens, ce qui est en
passe de se produire. C'est pour cela que le général Kimmitt conseille à Kiev
de négocier avant qu'il ne soit trop tard, tandis qu'Alex Vershinin déplore que la démocratie n'ait
pas les arsenaux à la mesure de ses vertus.
Il est donc probable que les militaires américains aient rendu
compte au pouvoir politique de l'état réel du rapport de forces, de l'existence
de pénuries sérieuses et de la nécessité de délais considérables pour inverser la
tendance. L'effort industriel décrit par Alex Vershinin est plutôt décourageant.
De ce point de vue, la destruction des deux
pipe-lines ne serait qu'une manifestation de vengeance et de désespoir de la Maison
Blanche.
Jean-Pierre Bensimon
le 29 septembre 2022