29 sept. 2022

Pourquoi Joe Biden a-t-il ordonné la destruction irréparable de Nord Stream 1 et 2 ? par Jean-Pierre Bensimon

 Le "coup" des pipe-lines, loin de conforter les positions américaines vis-à-vis de ses alliés et de la Russie, pourrait traduire l'impuissance de Washington devant la tournure des évènements.


On ne s'étendra pas ici sur les preuves de la responsabilité de Biden and Co dans la destructions des deux pipe-lines stratégiques russes. Les média ont donné les preuves, l'annonce de la fin de Nord Stream par le président lui-même le 7 février dernier, la haute technicité de l'opération, la forte présence de navires et d'hélicoptères militaires américains dans la zone des explosions, les félicitations d'un parlementaire polonais, etc. Confiées aux experts des services action US, les destructions ont été surement calibrées pour mettre les installations russes définitivement hors service.

Ce qui est beaucoup plus délicat, c'est de comprendre le mieux possible ce qui a conduit Biden à agir aussi brutalement contre des infrastructures russes dont la construction a pris presque deux décennies et qui ont coûté  plusieurs dizaines de milliards de dollars.

On peut chercher dans trois directions: le rapport à l'Allemagne, le rapport à l'Union européenne, le rapport à la Russie.

1) Vis-à-vis de l'Allemagne, il faut rappeler les précieuses indications de Georges Friedman, le fondateur Stratpol, le think tank proche de la CIA, dans sa conférence devant The Chicago Council en avril 2015:

"La préoccupation primordiale des États-Unis, pour laquelle nous avons livré des guerres depuis un siècle – la Première, la Seconde, la guerre froide – a été la relation entre l’Allemagne et la Russie. Car, unies, elles sont la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n'arrivera pas."

Or les deux pipelines qui viennent d'être détruits sont l'expression la plus tangible depuis deux décennies de ce rapprochement russo-allemand tant redouté à Washington. L'idée structurante de la politique européenne des États-Unis au moins depuis les écrits de Zbigniew Brzezinski, c'est de tenir les positions les plus fortes aux deux bouts de l'Eurasie. Le centre est occupé par la Russie et la Chine, considérées comme structurellement rétives à la férule de l'Oncle Sam. Pour les Américains, assurer le leadership de l'Europe de l'Ouest d'un coté, du Japon et de la Corée de l'autre est le seul moyen de maintenir de l'extérieur leur prééminence sur les continents européen et asiatique, clé unique de leur hégémonie planétaire. Or le "bout" ouest est dominé par l'Allemagne. C'est d'abord d'elle qu'il faut obtenir la reconnaissance du bien-fondé de l'autorité de Washington.

Au micro d'Europe1 le 29 septembre, c'est cette analyse qui conduisait le diplomate émérite Maurice Gourdault-Montagne, à caractériser la guerre d'Ukraine : "Les États-Unis veulent défaire stratégiquement la Russie...., essayer de casser l'axe entre Pékin et Moscou." Et pour lui, la destruction des deux Nord Stream correspond à un nouvel épisode de cette guerre, celui de son élargissement au-delà du théâtre ukrainien initial. D'ailleurs, ce qui frappe quand on retrace l'histoire de la construction de Nord Stream2, c'est la volonté obsessive des Américains de lui faire barrage, mêlant pressions permanentes et sanctions plus redoutables les unes que les autres.

L'aboutissement du projet n'a tenu qu'à l'opiniâtreté des Russes et des Allemands. Au lendemain de la destruction des pipe-lines, le Bundestag vient de voter, à une immense majorité, le refus d'autoriser l'envoi d'armes supplémentaires en Ukraine [1]. N'est-ce pas une façon d'exprimer la rage et le dépit des élites allemandes devant le coup de force américain qui leur ôte des options précieuses à la veille d'un hiver hautement problématique.

2) Vis-à-vis de l'Union européenne, l'administration Biden a remporté ses plus remarquables succès. L'influence des États-Unis sur les Européens de l'Ouest est un système à deux clés qui s'imbriquent l'une dans l'autre. Ils dominent l'OTAN dont ils sont les patrons naturels et l'Union européenne qui en est le sas et la récompense, grâce à une subtile politique de division. Dans la phase actuelle, ils s'appuient sur les pays de l'Est européen pour pousser dans les cordes les pays fondateurs parfois récalcitrants, l'Italie, la France et l'Allemagne. La souveraineté européenne ou l'Europe puissance, comme acteur pouvant peser sur les orientation de l'Occident du fait de sa dimension, était un fantasme élyséen, c'est aujourd'hui une regrettable mascarade.

De Gaulle avait su imposer la volonté autonome de la France aux Américains. Jacques Chirac avait su refuser l'aventure meurtrière des Yankee en Irak, les menaçant même d'un veto au Conseil de Sécurité de l'ONU. Angela Merkel avait su faire adopter le 30 décembre 2020, juste avant la prise de fonctions de Biden, un accord sino-européen sur les investissements pour marquer sa distance des intentions sinophobes de la nouvelle administration et protéger ses marchés.

Hélas, quand Biden a voulu entrainer l'Europe dans sa guerre avec la Russie sous faux prétexte ukrainien, une coalition faible venait de prendre les rênes en Allemagne tandis que l'Hexagone vivait sous le règne ondulant et vain du "en même temps". Son aventure insensée n'a rencontré aucun obstacle, mais une servitude  volontaire européenne, empressée et jubilatoire. Dans un premier temps.

Or la géographie impose ses lois. Un partenariat avec la Russie voisine sert le mieux les intérêts les plus évidents de l'Europe occidentale. Cette dernière est globalement très développée, son économie est potentiellement au premier rang, ses capacités d'innovation sont considérables et sa productivité assez remarquable. Mais elle n'a ni énergie, ni matières premières et peu d'espace. A ses portes, la Russie possède à l'excès, énergies, ressources naturelles, territoire agricole, mais son économie est moins développée, moins productive, en mal d'investissements. La figure d'un Poutine impérialiste a été inventée pour masquer ces solidarités latentes entre européens. Les deux zones sont formidablement complémentaires et géographiquement contigües. Les liens qu'elles peuvent nouer sont hautement bénéfiques de part et d'autre, le développement de la Russie induit par l'Europe étant une source de marchés et de prospérité sans limites.

C'est justement cela qui terrorise les stratèges d'Outre atlantique. Leur credo, comme l'a exposé Georges Friedman, est de tout faire pour ne pas laisser s'enclencher entre Européens et Russes une dynamique qui les marginaliserait peut-être de l'axe eurasien du monde.  La guerre d'Ukraine est l'arme absolue qu'ils ont conquise ces derniers mois pour séparer à jamais des peuples culturellement voisins dont l'interaction serait si féconde. De ce point de vue la destruction des pipe-lines russes est un acte d'autorité brutale. Il est signifié aux pays de l'Ouest et du Sud de l'Europe, le poing sur la table, que toute tentation de renouer des liens de quelque nature que ce soit avec la Russie, est interdite à jamais.

3) Vis-à-vis des Russes, le passage à l'acte de Biden prend une autre signification. Le constat de Maurice Gourdault-Montagne est irréfutable : les États-Unis mènent une stratégie de destruction de la Russie pour briser les appuis de la Chine. En un mot, notre diplomate ne le dit pas, l'ukrainophilie est un masque. Les Ukrainiens vont à l'abattoir pour réaliser des projets qui sont ceux de la Maison Blanche et pas les leurs. Pire, les livraisons d'armes ne sont qu'un surplus de sang ukrainien versé, l'histoire l'attestera.

La destruction des deux pipe-lines est un acte de guerre contre l'ennemi russe, un élargissement de la guerre dans les mots de Gourdault-Montagne. Ces destructions surviennent au moment du rattachement des quatre entités russes de souche à la Russie. Comme la Russie devra défendre les territoires rattachés comme la terre natale, l'escalade est la perspective probable. La fin des Nord Stream est-il  un facteur de victoire contre Moscou ?

Les officiers américains ne sont pas optimistes sur le destin de l'opération en Ukraine. Le général Mark Kimmitt [2] souligne que les arsenaux américains d'armes de pointe sont vidés par cette guerre. Il en est de même en Europe. Le colonel Alex Vershinin démontre dans The Return of Industrial Warfare  que l'Occident ne dispose plus de la base industrielle suffisante pour produire en quantité et sur la durée, les équipements lourds et les munitions d'artillerie massivement consommés par la guerre de haute intensité. Alors que les Russes disposent d'une telle infrastructure.

En d'autres termes, les Américains et l'Occident dans son ensemble ne peuvent pas gagner aujourd'hui ce genre de guerre avec la Russie si elle déploie tous ses moyens, ce qui est en passe de se produire. C'est pour cela que le général Kimmitt conseille à Kiev de négocier avant qu'il ne soit trop tard, tandis qu'Alex Vershinin déplore que la démocratie n'ait pas les arsenaux à la mesure de ses vertus.

Il est donc probable que les militaires américains aient rendu compte au pouvoir politique de l'état réel du rapport de forces, de l'existence de pénuries sérieuses et de la nécessité de délais considérables pour inverser la tendance. L'effort industriel décrit par Alex Vershinin est plutôt décourageant.

De ce point de vue, la destruction des deux pipe-lines ne serait qu'une manifestation de vengeance et de désespoir de la Maison Blanche.

Jean-Pierre Bensimon

le 29 septembre 2022