12 sept. 2022

Victoire stratégique de la contre-offensive ukrainienne du 1er septembre : que s’est-il passé ? par Jean-Pierre Bensimon

L'échec russe renvoie sans doute à une perception erronée de la psychologie et des intentions du pouvoir américain


C’est avec surprise que l’on a observé depuis le 6 septembre l’effondrement irrésistible du dispositif militaire russe dans la région de Kharkov au nord, puis aux abords du Donbass plus au sud. En 4 jours les forces ukrainiennes ont enfoncé les lignes de défense, prenant successivement les villes du triangle Balakleya, Koupiansk le carrefour ferroviaire des approvisionnements de Russie, et Azyum le tremplin vers les villes phares du Donbas, Slaviansk, et Kramatorsk.


Comment les Ukrainiens ont-ils gagné ?


Le succès de cette contre-offensive est d’abord dû à l’intrication des moyens de l’OTAN et de Kiev. Par exemple, un message relayé le 12 sept par Slavyangrad décrit le dispositif de la bataille imminente sur Krasny Liman, une cité stratégique au sud d’Izium :


À en juger par les interceptions radio et les données obtenues par la communication avec les prisonniers - au moins plusieurs groupes d'officiers composés d'instructeurs de l'OTAN sont stationnés directement près de Slavyansk (zones d'Ivanovka et de Nikolayevka). Il s'agit de Polonais et de Britanniques. Les premiers supervisent et dirigent entièrement le travail de l'équipe de combat M-777 SAU, tandis que les Britanniques sont responsables de l'utilisation des MLRS de haute précision.

Il y a maintenant 2 bataillons BTGR avec des effectifs complets qui avancent sur Krasny Liman, dont 2 compagnies de chars. Ainsi que jusqu'à 1 000 soldats.(1)


Au plan tactique l’opération décrite mêle des officiers polonais qui pilotent les combats au sol, des artilleurs Britanniques utilisant des lanceurs de roquettes multiples de haute précision et des troupes ukrainiennes. Si on ajoute que ces personnels étrangers travaillent à partir de renseignements collectés par les grands réseaux satellitaires américains, on comprend que la contre-offensive soit décrite coté russe comme un affrontement entre la Russie et l’OTAN.


La seconde raison de l’échec russe est le simple manque d’effectifs combattants. "L’opération militaire spéciale" n’étant pas une guerre, les forces russes, limitées à 140.000 hommes, sont déployées sur un front de 1200 km. Elles étaient semble-t-il focalisées sur le théâtre de Kherson, au sud, quand la contre-offensive a été déclenchée. De plus les troupes recrutées dans les Républiques séparatistes, épuisées par 8 années de guerre, ne figuraient sur le terrain qu'à 30% des effectifs listés tandis que les troupes "ukrainiennes" étaient étoffées pour un tiers par des troupes régulières de pays de l'OTAN sous écusson ukrainien. Finalement, le rapport était localement de 1 contre 5 en faveur des Ukrainiens.


Pour comprendre les gains éclairs de Kiev, on peut imaginer aussi qu'il y a eu des carences du coté du commandement qui a été visiblement surpris. Mais nous ne disposons pas d’informations vérifiées à ce sujet, à l'exception de négligences dans le minage des espaces exposés au mouvement de concentrations ennemies dument détectées.


Pourquoi les Russes ont-ils perdu ?


En conséquence les Russes ont perdu des positions durement acquises dès le mois de mars dernier, et les Ukrainiens ont même mordu sur le territoire exigu de la république aujourd’hui sécessionniste de Donetz. La perspective d’un contrôle russe sur le Donbass à court terme s’est à présent évanouie.


Bien entendu cet échec majeur ne se résume pas à des vicissitudes tactiques. L’opération russe est sur la sellette, du point de vue de son format comme de ses principes.


L’invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie en août 1968 mobilisait 800.000 soldats contre 140.000, dans un pays 4 fois plus petit que l’actuelle Ukraine. Visiblement, le 24 février, les Russes anticipaient des opérations de moyenne intensité, sur une durée très limitée, et pas du tout le déferlement d’armes de pointe dont le volume a vidé les arsenaux occidentaux, États-Unis compris. (2)


La volonté de préserver l’image de la Russie et l’avenir avec le peuple voisin a conduit le commandement à éviter autant que possible les dommages à la population. Il s'est donc abstenu de détruire les infrastructures gouvernementales et civiles, comme les réseaux d’électricité et le réseau ferroviaire électrifié. Or les lanceurs de missiles Himar ou les canons Caesar déposés en Pologne ont voyagé vers le front a bord de trains... La modération russe a été payée en vies de soldats et en vulnérabilité accrue.


Par ailleurs, le Kremlin a estimé que la raison triompherait sans trop tarder dans cette guerre fratricide, la plus évitable et inutile qui soit. Il a misé sur la négociation et le compromis à relativement court terme. C’est ainsi que des négociations ont eu lieu dans les premiers jours de l'intervention à Minsk, en Biélorussie. Il y a eu ensuite le processus d’Istanbul qui était tout prêt d’aboutir début avril, quand Boris Johnson, missionné par Joe Biden, s’est rendu à Kiev et y a mis un terme définitif. L’épisode est attesté de multiples sources, y compris par Fiona Hill et Angela Stent, les plus virulentes avocates de la guerre totale dans les cercles de pouvoir de Washington (2). Fin août dernier les Russes ont encore proposé la négociation. Deux semaines avant, ils avaient accusé  les Américains de vouloir la prolongation de la guerre, une façon de se dire prêts à rejoindre le tapis vert.


C’est là qu’il faut chercher la cause ultime de la défaite russe de ces derniers jours. Aussi paradoxal et étrange que cela puisse paraitre, le pouvoir russe ne semble pas avoir compris que l’intention de Washington dans cette guerre qu’elle a conçue et mise en œuvre avec maestria, était de saigner la Fédération de Russie, de l’affaiblir radicalement et définitivement, pour obtenir sa capitulation et son démembrement progressif. Comme le souligne Paul Craig Roberts, le Kremlin n’a pas voulu voir que « pour Washington, son rôle d’ennemi numéro 1 est gravé dans le marbre ». On retrouve le fameux dilemme de Julien Freund face à son maître Jean Hippolyte : « C’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. »


Il est vrai qu’être l’ennemi d’une puissance qui dispose  selon Jeffrey D. Sachs (4) de 85 bases militaires à l’étranger (la Russie en a une et la Chine 3), qui dépense pour son armée plus que la somme des dépenses des 10 pays les plus dépensiers, qui a lancé depuis 1990 15 guerres majeures qui ont fait pour le moins des centaines de milliers de victimes, a quelque chose d’inconfortable.


Que peut-il se passer désormais ?


Le 11 septembre, pour paralyser l’offensive de Kiev, les Russes ont bombardé des centrales électriques ukrainiennes de façon à déclencher une panne électrique monumentale en territoire ennemi. Quelles qu’en soient les conséquences pour les civils. C’est leur premier pas dans la guerre « as usual » où toutes les actions sont subordonnées aux objectifs politiques et  militaires, ce que les États-Unis savent si bien faire.


Aujourd’hui, certains analystes russes proposent de changer le nom et le format de « l’opération spéciale. » Ils préconisent d’engager 3 à 400.000 homme de plus et de mobiliser des contingents étrangers potentiellement évalués à plusieurs centaine de milliers de combattants. C’est une hypothèse dont la faisabilité dépend de la capacité de la Russie de réunir, de former, d’armer et de commander un tel contingent. L’armée serait sollicitée mais aussi la Garde Russe et ses 340.000 membres.


C'est le scénario de l'escalade envisagé par la crème des stratégistes américains, Henry Kissinger, John Mearsheimer, Edward Luttwak, Douglas Macgregor, etc. Ils redoutent tous l'élargissement du conflit avec pour horizon une guerre mondiale et le risque de frappes nucléaires.


L’autre hypothèse est une offre de compromis des Occidentaux permettant à tous les acteurs de sauver la face. La stratégie des États-Unis l’exclut catégoriquement. Mais certains des alliés européens majeurs de Washington, confrontés aux conséquences désastreuses des sanctions, pourraient l’exiger. Cela permettrait quand même à Joe Biden d’exciper un bilan nettement plus reluisant à l’approche des midterm, quitte à reprendre les hostilités une fois l’hiver passé. On reviendrait alors au scénario de l'escalade.

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1 - https://t.me/Slavyangrad/7975
2 - Mark T. Kimmit, Logistic Peril for NATO Weapons to Ukraine Wall Street Journal 01 sept 2022  Traduction en Français : https://apres-guerre.blogspot.com/2022/09/comme-il-y-peu-de-chances-de-sortir-du.html

3 - TheWorld Putin Wants Foreign Affairs sept/oct 2022
4 – Jeffrey D Sachhs The West's Dangerously Simple-Minded Narrative About Russia and China Common Dreams  23 août 2022

 

Auteur : Jean-Pierre Bensimon

Date de publication : le 12 septembre 2022, in Après-guerre