17 oct. 2022

Comprendre la politique germano-russe des États-Unis avec Georges Friedman

 Georges Friedman a été le fondateur de Stratfor, un think tank étroitement lié à la CIA. Dans la vidéo qui suit, extraite d’une conférence de 2015 devant le Chicago Council, il expose les invariants machiavéliens des politiques allemande et russe des États-Unis, qui permettent de comprendre avec une aveuglante clarté ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine.

George Friedman « c’est cynique, c’est immoral, mais ca marche » 

Transcription:

Aucun pays ne peut rester éternellement en paix, surtout les États-Unis. Je veux dire que les États-Unis sont constamment concernés par les guerres.

À mon avis l'Europe ne sera pas impliquée dans de grandes guerres comme avant, mais l'Europe subira le même sort que les autres pays. Ils auront la guerre puis leur période de paix, et ils y laisseront des vies [ensuite]. Il n'y aura pas de centaines de millions de morts, mais l'idée d'une « particularité européenne » à mon avis l'amènera à des guerres.

Il y aura des conflits en Europe. Il y a déjà eu des conflits, en Yougoslavie, et maintenant en Ukraine. Quant aux relations entre l’Europe et les États-Unis, nous n'avons pas de relations avec l'Europe. Nous avons des relations avec la Roumanie, nous avons des relations avec la France, etc. Il n'y a pas « d'Europe » avec qui les USA auraient des relations.

Question suivante : l'extrémisme islamique représente-il réellement la principale menace pour les États-Unis, et disparaîtra-t-il de lui-même, ou bien continuera-t-il de croître ?

C'est un problème pour les États-Unis, mais ce n'est pas une menace pour notre survie. Il doit être traité, mais il doit être traité de manière proportionnelle. Nous avons d'autres intérêts de politique étrangère. Donc, l'intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide a été la relation entre l'Allemagne et la Russie, parce qu'unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n'arrivera pas.

Que faites-vous si vous êtes un Ukrainien ?

Il est essentiel d'établir le dialogue avec le seul pays qui vous aidera, et ce pays ce sont les États-Unis. La semaine dernière, il y a une dizaine de jours, le général Hodges, commentant de l'armée américaine en Europe s'est rendu en Ukraine, pour y annoncer que les formateurs américains viendraient désormais officiellement et non plus officieusement. Il a remis des médailles aux combattants ukrainiens, ce qui est contraire au règlement de l'armée qui ne permet pas de décorer des étrangers, mais il l'a fait. Ce faisant il a montré que c'était son armée |les forces  ukrainiennes]. Ensuite il est parti pour aller annoncer aux pays baltes que les États-Unis allaient disposer des blindés, de l'artillerie et autres matériels chez eux, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie. C'est un point très intéressant.

Donc les États-Unis ont annoncé hier qu'ils allaient envoyer des armes. Ce soir, bien sûr, les USA l'ont nié. Mais les armes partiront bien. Faisant tout cela les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l'OTAN parce que dans le cadre de l'OTAN il doit y avoir un accord à l'unanimité et n'importe qui peut opposer son veto sur n'importe quoi. Et bien sur ils opposeront leur veto « juste pour rire ». Le fait est que les États-Unis sont prêts à créer un « cordon sanitaire » autour de la Russie. Et la Russie le sait.

La Russie croit que l'intention des États-Unis c'est de faire éclater la fédération de Russie. Je pense que, comme l'avait dit Pierre Lory, « nous ne voulons pas vous tuer, nous voulons juste vous faire un peu mal ». De toute façon, nous sommes revenus au jeu d'antan et si vous interrogez un Polonais un Hongrois ou un roumain, ils évoluent dans un univers totalement différent d'un Allemand, qui est aussi différent de l'univers d'un Espagnol. Bref il n'y a pas de points communs en Europe. Mais si j'était Ukrainien, je ferais exactement ce qu'ils font, j'essaierais de m'appuyer sur les Américains.

Les États-Unis ont un intérêt fondamental, ils contrôlent tous les océans du monde, [ce qu']aucune autre puissance n'a jamais fait. Par conséquent, nous arrivons à envahir des peuples et ils ne peuvent pas nous envahir, ceci est une très bonne chose. Maintenir le contrôle de la mer et le contrôle de l'espace est la base de notre pouvoir. 

La meilleure façon de vaincre une flotte ennemie est de l'empêcher de se construire. La façon dont les Britanniques ont réussi à s'assurer qu'aucune puissance européenne ne pourrait construire une flotte a été de faire en sorte que les Européens s’entredéchirent. La politique que je recommande est celle adoptée par Ronald Reagan envers l'Iran et l'Irak. Il a financé les deux côté de sorte qu'ils se sont battus entre eux, afin de ne pas les combattre. C'était cynique, et ce n'était certainement pas moral, et ça a marché. 

Et c'est le point essentiel : les États-Unis ne peuvent pas occuper l'Eurasie. Au moment où les premières bottes de nos soldats touchent le sol, la différence démographique est telle que nous sommes totalement en infériorité numérique. Nous pouvons vaincre une armée, nous ne pouvons pas occuper l'Irak, l'idée que 130.000 hommes puissent occuper un pays de 25 millions. Eh bien, le ratio policiers/civils à New York est supérieur à celui déployé en Irak. Donc nous n'avons pas la capacité d'aller partout, mais nous avons la capacité de, premièrement soutenir diverses puissances rivales afin qu'elles se concentrent sur leur vis-à-vis, en leur procurant un soutien politique, un peu de soutien économique, soutien militaire, des conseillers, et en dernière option faire comme avec le Japon, je veux dire au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, par des mesures de désorganisation.

L'objectif des mesures de désorganisation n'est pas de vaincre un ennemi mais de le déstabiliser. C'est ce que nous avons fait dans chacune de ces guerres, en Afghanistan par exemple, nous avons fait perdre son équilibre à Al Qaïda. Notre problème, car nous sommes jeunes et stupides, est que après avoir déstabilisé l'ennemi, au lieu de nous dire «c'est bon, le travail est fait, rentrons chez nous » nous nous sommes dit « ce fut si facile ! Pourquoi ne pas y construire une démocratie ? ! »

Et c'est à ce moment que la démence nous frappe. La solution est que les États-Unis ne peuvent pas constamment intervenir dans toute l'Eurasie, ils doivent intervenir de manière sélective, et très rarement. Cela doit être en dernier recours. L'intervention militaire ne peut pas être la première mesure à appliquer. Et en envoyant des troupes américaines nous devons bien comprendre en quoi consiste notre tâche, nous limiter à elle et ne pas développer toutes sortes de fantasmes psychotiques. Donc j'espère que nous avons retenu la leçon cette fois. Les enfants ont besoin de temps pour apprendre les leçons.

Mais je pense que vous avez absolument raison ; en tant qu'empire nous ne pouvons pas nous comporter de la sorte. La Grande-Bretagne n'a pas occupé l'Inde, elle a monté différents états indiens les uns contre les autres, puis elle a fourni quelques officiers britanniques à l'armée indienne. Les Romains n'avaient pas envoyé de grandes armées dans leurs territoires conquis, il y avait placé des gouverneurs pro-romains et ces gouverneurs, comme par exemple Ponce Pilate, étaient responsables du maintien de la paix. Donc, les empires qui contrôlent directement les territoires aboutissent à un échec, comme ce fut le cas avec l'empire nazi. Personne n'est suffisamment puissant pour le faire. Vous devez vous montrer plus intelligents.

Cependant, notre problème n'est pas encore là, notre problème c'est en fait d'admettre que nous avons un empire. Donc nous n'avons pas encore atteint ce point car nous ne pensons pas que nous pouvons rentrer à la maison dès que le travail est bel et bien terminé. Donc, nous ne sommes qu'au début du chemin {nous ne sommes même pas prêts à lire le chapitre trois du Livre}.

La question à l'ordre du jour pour les Russes est : vont-ils créer une zone tampon, qui serait au minimum une zone neutre, ou bien l'Occident s'introduira tellement loin en Ukraine qu'il s'installera à 100 km de Stalingrad et à 500 km de Moscou. Pour la Russie, le statut de l'Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire. Et la question pour les États-Unis dans le cas où la Russie s'accrocherait à l'Ukraine, est où cela s'arrêtera-t-il? Ce n'est donc pas un hasard que le général Hodges, qui a été nommé pour porter le chapeau, parle du pré positionnement des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et jusqu'à la Baltique. {Par ses actions les USA préparent} le « Intermarium » de la mer Noire à la Baltique dont rêvait Pilsudki.

C'est la solution pour les États-Unis. La question à laquelle nous n'avons pas de réponse et : que va faire l'Allemagne ? La vraie inconnue dans l'équation européenne ce sont les Allemands. Pendant que les États-Unis mettent en place le cordon sanitaire entre l'Europe et la Russie, pas en Ukraine mais à l'ouest, et que les Russes essayent de trouver comment tirer parti des Ukrainiens, nous ignorons la position allemande.

L'Allemagne est dans une position très particulière, l'ancien chancelier Gerhardt Schroeder, est membre du conseil d'administration de Gazprom et ils ont une relation très complexe avec les Russes. Les Allemands eux-mêmes ne savent pas quoi faire, ils doivent exporter, les Russes peuvent acheter. D'autre part, s'ils perdent la zone de libre-échange ils doivent construire quelque chose de différent. Pour les États-Unis, la part primordiale est le capital [naturel] russe, la technologie russe, je veux dire la technologie allemande et le capital allemand avec les ressources naturelles russes et la main-d'œuvre russe, la seule combinaison [politique] qui a fait très peur aux USA pendant des siècles.

Alors comment cela va-t-il se jouer ? Eh bien les États-Unis ont déjà joué cartes sur table. C'est la ligne de la Baltique à la mer Noire {le cordon sanitaire composé des pays du russophobes que les USA sont en train de mettre en place pour séparer la Russie et l'Allemagne et de ce fait isoler la Russie de l'Europe.}.

Quant aux Russes, leurs cartes ont toujours été sur table. Ils doivent avoir au moins une Ukraine neutre, pas une Ukraine pro-occidentale. La Biélorussie est une autre question. Maintenant, celui qui peut me dire ce que les Allemands vont faire, me dira ce que seront les 20 prochaines années de l'histoire. Mais malheureusement, les Allemands n'ont pas pris leur décision. Et c'est toujours le problème récurrent de l'Allemagne, avec son économie très puissante, sa géopolitique très fragile et qui ne sait jamais trop comment concilier les deux. 

Depuis 1871, la question de l'Europe a été la question allemande. Comme la question allemande ressurgit, c'est bien la question que nous devons régler, et nous ne savons pas comment l'aborder, nous ne savons pas ce qu'ils vont faire.

Video Youtube,  George Friedman « c’est cynique, c’est immoral, mais ca marche »  The Chicago Council for global affairs - 2015