Vladimir Poutine a fait une proposition capitale en quelques mots dans son long discours du 30 septembre. Il est urgent de s'y pencher.
Retenons le passage suivant du discours du président russe : "
Nous appelons le régime de
Kiev à cesser immédiatement le feu et toutes les hostilités ; à mettre fin à la
guerre qu'il a déclenchée en 2014 et à revenir à la table des négociations.
Nous sommes prêts pour cela, comme nous l'avons dit plus d'une fois. Mais le
choix des habitants de Donetsk, Lougansk, Zaporozhye et Kherson ne sera pas
discuté. La décision a été prise, et la Russie ne la trahira pas.
On y trouve trois idées:
1) Le souhait de mettre totalement fin à la guerre qui a
en fait commencé en février 2014. Les autorités de Kiev, parvenues au
pouvoir en chassant le président en exercice, Viktor Ianoukovitch, avaient fait
voter dès le lendemain un texte retirant au russe son statut de langue
officielle. Il interdisait son usage dans l'administration et l'enseignement.
Il s'en est suivi dans l'Est du pays, en zone russophone, des révoltes et une
guerre civile. Les unités de l'armée envoyées pour rétablir l'ordre passèrent avec armes et bagages du coté des insurgés. Les accords de Minsk de 2014 et
2015 devaient rétablir la paix civile au prix de concessions aux autonomistes d'ordre
linguistique avant tout. Ils étaient autonomistes et non séparatistes. Ils désiraient
simplement un aménagement du cadre institutionnel du pays.
Ces accords furent ratifiés par un vote unanime du Conseil de
sécurité. Ils pouvaient étouffer dans l'œuf
l'éclatement de l'Ukraine, mais ils ont été enterrés par les États-Unis. Ses garants
occidentaux, la France et l'Allemagne, s'en désintéressèrent totalement, sans
doute sur ordre. Au lieu du compromis, Washington avait choisi la guerre, en
s'appuyant non pas sur l'armée qui n'était pas extrémiste à l'époque, mais sur
les néo-nazis de Pravvy Sector et du régiment Azov. Les sachant follement
désireux d'en découdre avec les Russes et les russophones qui avaient éliminé la
génération nazie précédente dans des combats qui se poursuivirent jusqu'au début
des années 60, ils donnaient confiance aux partisans occidentaux de la force.
On impute à cette guerre 15.000 morts sur huit ans, avant tout des civils du Donbass. L'intervention russe de février 2022 a été déclenchée pour tuer dans l'œuf une offensive imminente. Elle était déjà initiée par des bombardements intensifs de l'armée de Kiev concentrée au seuil des territoires autonomistes de Donetsk et de Lougansk.
Poutine propose maintenant de négocier la fin définitive
de cette guerre longue et cruelle et non la fin de son intervention du 24 février
dernier.
2) La Russie
considère en préalable, comme ligne rouge infranchissable, l'inclusion définitive dans son
territoire national des entités rattachées le 30 septembre, les républiques de
Donetsk et de Lougansk et les régions de Kherson et Zaporozhye.
3) Derrière la proposition poutinienne, il y a une borne à
l'extension russe, celle de la ligne rouge, puisque les régions d'Odessa et de
Kharkov ne sont pas mentionnées. Ce non-dit est une ouverture, une limitation
inespérée pour certains de la partition inéluctable de l'Ukraine.
Volodymyr Zelensky a répondu instantanément qu'il ne
négocierait jamais tant que Poutine sera au pouvoir. Mais cela n'a pas beaucoup
d'importance. Les décisions de cette portée se prennent à Washington, après prise
de température des principaux Européens, et pas à Kiev.
Il est évident que les Européens de l'Ouest, les pays
fondateurs de l'Union européenne, sont terriblement désireux de cette issue, la
partition limitée ou quoi que ce soit d'autre, pourvu que la guerre s'arrête, même
s'ils disent et répètent le contraire. Ils auraient alors l'espoir d'endiguer
le processus d'effondrement économique et de crise sociale majeure dont les
premières morsures se manifestent et de conjurer l'éventualité d'une guerre
générale de moins en moins improbable dans la dynamique actuelle.
Les Américains sont sans doute beaucoup moins
enthousiastes. La guerre leur a permis d'exercer une tutelle inespérée, plus
étroite que jamais sur l'Allemagne et la France. Elle a ouvert au complexe
militaro-industriel et au secteur de l'énergie, d'énormes marchés qui leur garantiraient
un plan de charge maximal pour une décennie. De plus, les pénuries européennes d'énergie
et l'envolée des prix sur le long terme affaibliraient considérablement leurs
concurrents européens dont la compétitivité est indexée en partie sur l'énergie
bon marché et abondante que leur offrait le partenariat russe. Enfin, pour les
décideurs d'Outre-Atlantique, poursuivre une guerre censée saigner et
déstabiliser la Russie, est une opportunité historique. C'est le moyen d'éliminer un
acteur souverain et peu amène du jeu stratégique mondial et de tirer en même temps le tapis
sous les pieds de la Chine. D'autant que providentiellement, l'affrontement fauche
les vies de la malheureuse population ukrainienne sans coûter une goutte de
sang américain.
Mais il y a aux yeux de l'Oncle Sam, trois réalités qui pourraient
plaider pour le choix inverse.
Tout d'abord la Russie est un adversaire coriace au plan
militaire. Il n'est pas assuré que l'industrie militaire américaine, ne parlons
pas de celle des Européens, puisse fournir à court et moyen terme les volumes
astronomiques de munitions, d'armes et d'équipements requis par les combats
conventionnels. C'est en tout cas le point de vue de nombre de leurs experts. L'euphorie
des gains initiaux de la contre-offensive commence à retomber même si la prise de Liman va la ranimer. L'issue pourrait
bien être une défaite claire sur le terrain, qui rappellerait le Vietnam ou la
débandade de l'an passé en Afghanistan. Perspective fâcheuse ....
Ensuite, le volume des pertes humaines ukrainiennes provoquées
par les choix tactiques de la contre-offensive, défient la raison. Il n'est pas
sûr que les structures administratives et militaires de l'Ukraine et sa société
exsangue, supportent longtemps le choc de l'impitoyable de ce conflit de haute
intensité.
Enfin, Washington se demande jusqu'à quand elle pourra
garder le consentement de ses principaux alliés européens, face à une situation
qui les dépasse déjà et qui va s'aggraver avec l'hiver qui vient. La chute de
l'Allemagne, qui n'est pas une totale élucubration, irradierait sur l'ensemble du Vieux
Continent et ce ne sont pas les rodomontades de la Pologne et des pays Balte
qui y remédieraient.
Il est difficile de dire aujourd'hui de quel coté
penchera la balance. Biden a fait des déclarations fulminantes, mais c'est pour
la galerie. Les Américains savent prendre des virages en épingle à cheveux
quand leur intérêt le leur commande. Sans faire grand cas des forts en verbe,
des naïfs et des pleutres qui s'abritaient sous leur manteau. Le président
Macron devrait y réfléchir.
Cependant toutes les décisions de la Maison Blanche vont
actuellement dans le sens d'une prolongation sine die de la guerre. Son
dernier succès est d'avoir convaincu la Corée du sud de livrer à Kiev 2,9 milliards de dollars d'armes hautement létales alors que sa constitution le lui
interdit formellement.
Une partition de l'Ukraine semble quasiment acquise. Est-elle
une mauvaise solution? On ne peut pas envisager l'avenir sans trancher cette
question.
La partition, sans être courante, n'est pas un phénomène
rare. Le Soudan s'est divisé en deux par referendum il y a 11 ans. De même la
Tchécoslovaquie en janvier 1993. Les Américains, secondés par l'Allemagne,
n'ont pas lésiné sur les procédés illégaux et barbares pour faire exploser la
Yougoslavie et couper la Serbie du Kosovo entre 1990 et 2001.
L'Ukraine était une entité purement fictive, inventée par
Lénine, qui manœuvrait en 1920 pour protéger son pouvoir vacillant. L'indépendance
arrachée dans les circonstances apocalyptiques de 1991, mélangeait dans une
même nationalité des peuples très différents qui entretenaient de lourds
contentieux historiques, par exemple entre l'ouest galicien et le Donbass
russe, post-nazis contre post-rouges. Le partage d'une même nationalité peut
conduire deux peuples à faire nation avec le temps. Mais l'intrusion de
l'Occident dans la société ukrainienne a été trop précoce. Dès 1991, la nouvelle
Ukraine a été considérée par les États-Unis et l'Allemagne comme une priorité, une
proie de choix et une plateforme d'intervention idéale face à la Russie. Ils
ont joué l'ouest contre l'est de ce pays, prenant appui sur les courants extrémistes
nationalistes et néo-nazis. Au lieu d'union, de partage; de projets, d'échanges
culturels, la division, la haine et le sang ont triomphé sous la pression
occidentale. S'il reste une Ukraine-nationalité, l'Ukraine-nation n'est plus
possible. Le gouffre est trop profond. La partition est bien la solution de
notre époque à cet endroit du monde. L'alternative, c'est la guerre civile indéfinie, et ce n'est
pas viable.
Les Occidentaux devraient donc évaluer la tête froide
l'offre de partition de Vladimir Poutine. Elle pourrait leur éviter bien des
déboires et préserver nombre de vies ukrainiennes.
Jean-Pierre Bensimon pour Dialexis.org
le 1er octobre 2022