20 oct. 2022

L'Europe doit sortir du piège américano-ukrainien, par Jean-Pierre Bensimon

 L'inquiétude monte en France au fur et à mesure que nous approchons de la saison froide. Jusqu'où iront les prix de l'alimentation et de l'essence ? Comment payer les factures de chauffage? Aurons-nous des coupures d'électricité, aurons-nous froid à Noël? Comment ne pas fermer son usine quand l'énergie va coûter dix fois plus cher?

Manifestation en Autriche contre l'augmentation du prix du gaz 17 sept 2022

La communication d'État a réalisé une prouesse en France: elle est parvenue à dissocier ces interrogations existentielles du choix de l'alignement derrière les Américains dans leur guerre contre la Russie.

Ce qui est stupéfiant, c’est la résignation de l'opinion devant les effets asphyxiants, et en même temps explosifs, de cet engagement décidé en majesté par le président-monarque. L’essence de ce choix, c’est accepter la rupture intégrale avec la Russie, ses ressources, sa culture, son peuple, malgré les simagrées élyséennes sur de dérisoires échanges de paroles avec Poutine. Cela nous mène à un marasme sociétal, économique et moral qui crève les yeux, mais que nos intellectuels, nos politiques, ou nos référents moraux font mine de ne pas voir. Comme si cette rupture avec Moscou était une fatalité, une calamité naturelle, un invariant, dont il faut s'accommoder, comme si il n'y avait pas d'autres choix, comme si ce choix officiel ne pouvait pas être le produit d'un mauvais diagnostic, d'un manque de courage, et de beaucoup d’incompétence.

Rompre brutalement avec le voisin russe, notre fournisseur de biens essentiels (pétrole, gaz, engrais, métaux divers) c’était initier un mécanisme pénuries/envol des prix qui expose la partie la plus précaire de la société au froid de l’hiver, à la faim et demain au chômage. Les nouveaux prix de l’énergie ne condamnent pas seulement les secteurs énergivores (aluminium, ciment, etc.) à fermer leurs portes ou à glisser vers des pays où la structure des coûts est plus favorable. Ils provoquent aussi dans le reste de l’industrie des pertes de compétitivité qui compromettent toute volonté sérieuse de redressement. En un mot, notre économie va passer de la phase de désindustrialisation en cours depuis trois ou quatre décennies à une phase de quasi extinction industrielle. Or on sait que sans croissance forte, sans industrie forte, l’emploi, les finances publiques, le pouvoir d’achat, et la dette ne sont plus soutenables et que le spectre de la faillite s'invite dans la danse.

L’économie phare de l’Europe, l’Allemagne, engagée dans la même galère, s’enfonce dans la crise en emportant avec elle l’Euro, cette signature qui a permis à nos dirigeants de s’endetter commodément et de masquer les aberrations de leur gestion. Les Français importent les 2/3 des biens industriels qu’ils consomment. Comment acquérir encore ces biens dans la mesure où leur cherté est indexée sur la valeur déclinante de l’Euro ? A la perte de compétitivité s’ajoutent de nouvelles contraintes financières (inflation/taux d'intérêt), les deux mâchoires d’une tenaille qui relègue au rang de chimères, la réforme des secteurs de la santé et de l’éducation, la transition climatique, et tutti quanti. De plus le secteur bancaire et financier européen, exposé au risque de défaillances d'entreprises et de défauts souverains, tremble silencieusement sur ses bases.

Le choc des sanctions aggrave les travers de l’Union européenne qui prennent le pas sur le visage souriant de paix et de prospérité qu'elle veut afficher. Aux infirmités congénitales d’une zone qui a réuni dans un même espace monétaire des sociétés économiquement, culturellement et technologiquement hétérogènes, s'ajoutent, du fait de la rupture avec la Russie, une concurrence féroce pour l’accès au gaz, le chacun pour soi budgétaire, la résurgence des vieilles rancunes en même temps que de nouvelles fractures entre les plus va-t'en guerre hyper atlantistes de l’Est et les moins va-t'en guerre de l'Ouest de l'Europe. La Pologne réclame à l’Allemagne 1300 milliards d’Euros de réparations pour la seconde guerre mondiale, l’Allemagne refuse les projets de contrôle communautaire des prix de l’énergie et se dote d’un plan de sauvetage qui pulvérise la lettre et l’esprit des traités, l’Italie et la France font à Alger une cour pleine de sous-entendus, etc. L'Union européenne est à quelques pas de l'effondrement de l'intérieur parce que la rupture violente avec la Russie jette une lumière cruelle sur les ambitions et les mystifications de sa conception.

Pire, la sidération des peuples européens se double de poussées de rage russophobe. Ces deux objectifs symétriques sont parfaitement atteints par l'omniprésence obsédante propagande qui éteint les scrupules moraux. On livre sur le champ de bataille ukrainien les armes les plus meurtrières sans s'interroger sur les jeunes vies qu'elles vont détruire, on assiste sans ciller au réarmement de l'Allemagne. La liberté d'expression est officiellement proscrite par le point 4 des conclusions du G7 du 11 octobre[1] et les tables rondes des chaines d'information excluent rageusement les voix discordantes depuis 8 mois.

1 ) N'y avait-il pas d'autre choix que la guerre?

Bien sûr, il y avait d'autres choix, et celui qui mène l'Europe au bord de l'abime et à la guerre actuelle n'était pas inéluctable.

Le premier choix était celui des accords de Minsk de 2014 et 2015, passés entre les autonomistes ukrainiens et Kiev avec pour garants la France et l'Allemagne. Il suffisait d'octroyer aux autonomistes des libertés d'ordre linguistique pour en finir. Les garants se sont croisés les bras. Incompétence ? C'est ce qui semble à partir du script d'une discussion entre Poutine et Macron. Mais épargnons les garants et leur couardise : ils avaient l'ordre de ne pas faire pression sur Kiev car Washington préparait sa guerre et avait besoin d'une plaie purulente dans le Donbass monter sa provocation du mois de février 2022 contre Moscou.

Ensuite, le second choix possible, c'était d'unir quelques poids lourds européens pour signifier à Biden leur "niet", et désarmer dans l'œuf son bellicisme en janvier et février 2022. Cela aurait aussi évité à Poutine d'être contraint d'intervenir militairement. Emmanuel Macron, alors président du Conseil européen, occupait une place idéale pour en prendre l'initiative. Il aurait obtenu une formidable adhésion populaire et sa réélection n'aurait pas procédé d'un vote par défaut qui en a fait un "lame duck" en France. Il aurait aussi laissé dans l'histoire une toute autre image.

2) Comment expliquer que, malgré un désastre collectif aisément prévisible, les exécutifs européens se soient rangés derrière Biden dans sa guerre contre la Russie? Et pourquoi par la suite ont-ils gardé le silence quand l'Oncle Sam les a poignardés dans le dos et coupé leur cordon ombilical avec la prospérité en détruisant les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ?

L'histoire établira les faits précis sans doute dans des dizaines d'années. Il y a cependant des faits établis et un faisceau d'hypothèses.

Il est établi que les chefs des exécutifs des deux poids lourds de l'Europe, l'Allemagne et la France, ne brillaient ni par leur expérience, ni par leur vista, ni par leurs personnalités.

Un de gaulle et un Chirac avaient su se souvenir qu'ils étaient français et qu'il défendaient des intérêts français, quelque soit le degré d'irritation de la Maison Blanche.

Une Angela Merkel avait tenu des années durant, la dragée haute aux Américains. Elle avait entravé en 2008 l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan (casus belli avec Moscou). Elle avait poursuivi la construction de Nord Stream 2 malgré la violente opposition de la Maison Blanche. Elle avait fait adopter par l'UE en décembre 2021 un traité commercial avec la Chine pour signifier à Biden avant sa prise de fonctions, que la politique chinoise de Berlin ne changerait pas. Merkel n'aurait jamais accepté de sacrifier l'industrie allemande aux aventures des Démocrates de Washington comme l'a fait Scholz.

Biden a peut-être vendu la guerre à ses vis-à-vis européens naïfs comme un clash de quelques jours immédiatement suivi de l'effondrement de la Russie sous l'effet des sanctions. Ou il leur a raconté qu'il avait avec cette guerre, une botte secrète idéale pour conjurer le péril du populisme trumpiste et affermir le pouvoir des politiciens de la gauche euro-américaine.

Biden a sans doute insisté aussi sur les atours si appétissants de l'Ukraine pour des yeux allemands. Des ressources énergétiques, minérales et agricoles notables, une main d'œuvre assez qualifiée, très bon marché, et une faible densité démographique qui laisse beaucoup d'espace à toutes les ambitions.

Biden a vraisemblablement aussi proféré des menaces, et là, tout est question de colonne vertébrale, une qualité qui est plutôt rare  dans l'Europe de l'ouest post-nationale.

On a raison d'objecter qu'en 2022, la solution de 2015 était caduque. Huit ans de bombardements du Donbass et de chasse aux pro-russes sous l'égide de néo-nazis missionnés par l'état profond d'Outre-Atlantique, huit ans de passivité des garants de Minsk, ont créé un fossé infranchissable entre les peuples de l'Ukraine. D'une manière ou d'une autre, une partition sera inévitable. La "communauté internationale" l'a pratiquée sans barguigner récemment en Tchécoslovaquie, en Serbie ou au Soudan. Et, d'une manière ou d'une autre, ce sera l'issue de la guerre en cours, car si l'Ukraine est une nationalité (un passeport, un drapeau, un siège à l'ONU), ce n'est plus une nation. Les Russes de souche, mais aussi les Hongrois de souche, les Polonais de souche, etc. ne se reconnaissent plus dans le projet des Galiciens héritiers des phalanges nazies qui tiennent le haut du pavé en Ukraine, et ils ne peuvent plus imaginer un avenir en commun avec eux.

3) Comment sortir de la dynamique d'escalade actuelle qui mène à l'Otanisation de la guerre, voire au conflit nucléaire ?

Il y a schématiquement dans les  États-Unis impériaux deux écoles de pensée stratégique.

L'une, incarnée par le grand doyen Henri Kissinger, imagine un monde habité par des puissances hostiles, dans lequel les États-Unis recherchent l'équilibre le plus favorable à leur intérêts. C'est un monde de compromis, un monde multipolaire.

L'autre école, assise sur la doctrine des néoconservateurs, de Paul Wolfowitz si l'on veut, s'attache à pérenniser la primauté absolue des États-Unis. Ceux-ci se proposent d'éliminer toute puissance émergente qui pourrait faire de l'ombre à leur hégémonie à terme, et n'hésitent pas à mener pour cela des guerres préventives. Ils veulent un monde unipolaire dominé par les États-Unis.

Biden et ses hommes relèvent bien sûr de l'école néo conservatrice, mais dans une version aggravée, une version "têtes brulées," car ils n'hésitent pas à provoquer simultanément la Russie et la Chine. Ils ont déjà abouti à rassembler une majorité de la population mondiale en un bloc adverse, les BRICS élargis et l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) , autour du refus du monde unipolaire américain. Ces gens flirtent tous les jours avec l'extension de la guerre d'Ukraine à l'Europe centrale en organisant des provocations incessantes contre une puissance nucléaire, la Russie. Et ils méprisent les appels à la prudence et à la négociation réitérés de grandes figures de la politique et de l'armée des États-Unis, par exemple l'amiral Mac Mullen et Pat Buchanan tout récemment.

Dans ces circonstances, le seul chemin à emprunter pour les Européens s'ils veulent sortir de l'impasse désastreuse où Washington les a acculés, c'est d'abord de faire le bilan des menaces concrètes qui pèsent sur leurs peuples et sur leur destin. Ils pourraient ainsi aboutir à une plateforme commune de sortie européenne du conflit. Cela supposerait la mise en congé de Mme Von Der Leyen. 

Ensuite, il devraient invoquer l'urgence nationale pour rétablir immédiatement des relations partenariales avec la Russie, et exclure radicalement toute participation européenne à la guerre sous forme de livraisons d'armes, de formations militaires, de transferts de renseignements et d'envois de forces spéciales.

Ce serait pour l'Europe une façon de relever la tête et de prendre conscience de son influence potentielle dans le monde si elle consent à incarner enfin rien d'autre que les intérêts de ses peuples.



[1] Article 4 : "Nous avons continué et continuerons à imposer de nouvelles sanctions économiques à la Russie, y compris à des individus et des entités qui, à l’extérieur ou à l’intérieur de la Russie, la soutiennent politiquement ou économiquement, dans ses tentatives illégales pour modifier le statut du territoire ukrainien."

par Jean-Pierre Bensimon

le 20 octobre 2022