La contre offensive ukrainienne entamée fin août a rebattu les cartes d'une guerre qui s'assoupissait.
Les Russes progressaient de façon presque imperceptible depuis la mi-juillet. La poussée ukrainienne fulgurante et une quasi déroute militaire russe, étaient scandées par les railleries occidentales sur l'incompétence des cadres de l'armée russe et la vétusté de ses armes, des menaces claires sur la Crimée et des coups de mains audacieux comme l'attentat sur le Pont de Kerch. Tout cela a convaincu le Kremlin de revoir sa stratégie de fond en comble. D'où la mobilisation partielle des réservistes, les référendums de rattachement de quatre oblasts à la Fédération de Russie, et la destruction systématique du réseau électrique et des infrastructures militaires sur tout le territoire ukrainien, jusqu'à Lvov et Kiev. Poutine venait de modifier la donne du tout au tout, bénéficiant d'un délai de préparation jusqu'aux premiers gels de l'hiver pour initier ses propres offensives.
L'adoption de cette
posture offensive coté russe, et les actes martiaux coté occidental,
garantissaient l'inscription dans une guerre prolongée, dont le président Macron
aura été l'infatigable prédicateurs depuis le début. Les serments réitérés de
soutien total à "l'Ukraine", "tant qu'il le faudra,"
s'ajoutant à des vagues incessantes de livraisons d'armes et de sanctions
nouvelles, illustraient la résolution de la coalition de Joe Biden
D'ailleurs, sous le
slogan "la paix est possible," Macron verrouillait toute issue non
victorieuse pour Kiev dans son discours du 23 octobre à San Edigio.[1]
Verbatim : "La paix ne saurait être
la consécration de la loi du plus fort, ni un cessez-le-feu qui consacrerait un
état de fait." Comme s'il n'avait pas été clair il poursuivait : "...
[cela] pour qu'à un moment le peuple ukrainien puisse choisir la paix, et pour
qu'il choisisse le moment et les termes d'une paix qu'il aura voulue." On
peut traduire le tout par "pas de cessez-le-feu, pas de négociation
maintenant, poursuite de la guerre jusqu'à la défaite des Russes." Pire,
dans un dérapage dont il a le secret, le président français se plaçait "aux
cotés du peuple russe," censément hostile au Kremlin, "pour l'aider à
résister d'un point de vue économique, humanitaire, militaire...".
Proposer publiquement une assistance armée à une sédition dans un pays avec
lequel nous ne sommes pas en guerre, et pas n'importe quel pays, la Russie
nucléaire, il fallait oser !
Mais voila que le
lendemain matin, le président apprend qu'un groupe de parlementaires américains
vient de remettre à Joe Biden une lettre exigeant un changement radical de
stratégie sur l'Ukraine, la recherche active de négociations, etc. Pour sauver
la face, le locataire de l'Élysée, qui voulait la veille laisser parler les
armes jusqu'au bout, opérait alors un splendide double salto arrière, demandant
au pape de téléphoner à Joe Biden et à Zelensky pour leur suggérer de négocier.
Étrange président français, élu pour être un décideur, qui se transmute en
conseiller privé du Vatican. On ne devrait pas moquer les trous de mémoire ou
les désorientations de son alter ego américain.
La lettre des parlementaires à Biden n'était pas équivoque. A partir de constats d'évidence, "l'alternative à
la diplomatie est une guerre prolongée avec ses certitudes et ses risques catastrophiques,...
le conflit a alimenté l'inflation et les prix élevés du carburant pour les
Américains," elle lui demandait :
- d'explorer activement
la voie diplomatique,
· d'engager des pourparlers directs avec
la Russie,
· d'alléger les sanctions pour inciter les
Russes à la paix.
Cette lettre était
retirée le lendemain, les signataires ayant été convaincus qu'ils faisaient le
jeu des Républicains à quelque jours des midterms. Elle exprimait quand même un sentiment
de lassitude grandissant au sein du peuple américain.
Il y a beaucoup d'éléments
convergents qui poussent aujourd'hui Biden a rompre avec la politique de guerre
qu'il a menée jusqu'ici :
1) la dégradation de ses appuis
internationaux :
Les Occidentaux commencent à éprouver
concrètement les conséquences de leur engagement. Un éditorialiste du Figaro, Philippe Gélie, très impliqué dans le soutien à la guerre, balaye à présent les promesses aux Ukrainiens:
" Des promesses ont été faites, ... mais il
serait naïf de croire que la situation ne peut pas évoluer. À l’engagement
moral et à l’intérêt stratégique se superposent les aléas politiques et les
contingences économiques: l’inflation, le risque de récession, les pénuries
d’énergie et de chauffage, les alternances électorales, la lassitude et les
égoïsmes jettent une ombre croissante sur le front uni des Occidentaux.... La
diplomatie ne doit pas perdre de vue que sa vocation est d’arrêter la guerre,
non d’en inverser le cours." Ce genre d'analyse aurait été dénoncée
quelques jours avant comme "munichoise" dans ce journal proche des
autorités.
En Allemagne, où les
manifestations pour le retour du gaz russes ont été nombreuses, le chancelier
Sholz annonce une visite à Pékin, un ennemi officiel selon la Nouvelle
Stratégie de sécurité nationale du Pentagone[2]. Une façon de signifier à
Washington que l'Allemagne ne boira plus tous les calices.
Mais l'horizon
américain ne se limite pas aux poids lourds européens. Des pays comme l'Inde,
le Pakistan, voire le Brésil, rejoignent l'Organisation de Coopération de Shanghai
(OCS). Un système de compensation commence à chasser le dollar d'importantes
transactions interétatiques, figurant l'émergence d'une devise concurrente.
L'impérium occidental sur les marchés des matières premières est contesté, etc.
Quand aux pays beaucoup
plus pauvres d'Afrique, d'Asie du sud et d'Amérique latine, ils accusent les sanctions
américaines de la crise alimentaire et des coûts, insupportables pour eux, des carburants
et des engrais. Dans la concurrence de blocs qui s'annonce, leur opinion compte.
Les proches alliés
des États-Unis, les grands poids lourds régionaux, la majorités des pays
clients ou neutres, tous, sauf le Royaume Uni, manifestent à leur façon qu'ils
ne peuvent plus assurer sereinement les conséquences de la politique
ukrainienne des États-Unis. Ce qui ne peut qu'inciter Biden à réfléchir.
2 ) L'évolution de
l'opinion intérieure :
Le chef des
Républicains à la Chambre des Représentants, Kevin McCarthy a déclaré :
"Je pense que si on s'installe dans la récession, les gens ne vont pas
faire un chèque en blanc à l'Ukraine.." un état d'esprit qui rejoint la réflexion
imagée de la républicaine Kat Cammack: "C'est comme les vidéos de sécurité
avant le décollage en avion: il faut mettre son propre masque à oxygène avant
d'aider les autres"[3].
La lettre du groupe de Démocrates disait autrement la même chose. Tous
craignent les effets de la récession et de l'inflation sur le consensus américain en
faveur de l'Ukraine, et une violente réaction populaire en retour. Tous savent
que les dizaines de milliards de dollars alloués à l'Ukraine (40, 60 , 100
milliards ?) seront durement reprochés quand ils se traduiront en arbitrages
budgétaires. Les élections du 8 novembre permettront d'en prendre la
température.
Ce ne sont peut-être
pas les alliés européens qui cesseront en premier de suivre Biden du fait des
conséquences économiques et sociales de sa guerre, mais les milieux d'affaires
et le Deep State américains.
3) La relance des
opérations militaires par les Russes et le coût de la guerre:
La nouvelle donne
établie par Poutine a déjà montré le visage destructif de la guerre si elle se
prolongeait. Les dévastations massives des infrastructures ukrainiennes, qui outre
les souffrances ignorées du petit peuple d'Ukraine, annoncent des coûts
faramineux de reconstruction. Et désormais, se mesurer à l'armée russe va sans
doute être une autre affaire que dans "l'opération spéciale", alors
que les arsenaux occidentaux ont éété dégarnis par les livraisons massives à l'Ukraine.
Biden et ses équipes
vont devoir arbitrer.
S'ils interrompent la
guerre, il faudra faire en sorte que ni eux, ni les Russes ne perdent la
face. Les Russes, qui n'ont pas voulu cette guerre, accepteront de ne pas s'afficher
comme vainqueurs. En octobre 1962, Khrouchtchev avait retiré ses fusées de Cuba, comme
intimidé par la colère et la puissance des Américains. On a appris plus tard
qu'il avait parfaitement atteint ses objectifs, le retrait secret des missiles US
installés en Turquie, proches des frontières de l'Union soviétique.
Biden pourrait faire valoir qu'il a atteint des objectifs très importants pour l'Amérique impériale:
· Il a brisé les liens entre l'Union
européenne et la Russie, son fournisseur naturel d'énergie et de produits
primaires;
· Il a conquis d'énormes marchés pour
l'industrie militaire américaine, éliminant au passage la concurrence européenne;
· Il a affaibli pour longtemps la
concurrence des entreprises localisées en Europe sur les marché mondiaux, car
elles sont désormais privées de matières premières et d'énergie bon marché de
Russie;
· Il a pulvérisé les velléités
d'autonomie, voire de puissance des Européens, alignés dans l'OTAN comme des
sardines dans leur boite, mais plus divisés que jamais au sein de l'UE;
· Il a consolidé l'ancrage américain à
l'ouest de l'Eurasie, si prisé de Zbigniew
Brzeziński, et brisé pour longtemps le binôme russo-allemand,
seule force susceptible de concurrencer à court terme l'hégémonie unipolaire des États-Unis[4].
De son coté Poutine
pourrait renoncer à la victoire militaire sous certaines conditions:
·
La levée d'une bonne part des
sanctions;
· La neutralisation de l'Ukraine, la
reconnaissance comme russes, de la Crimée et des quatre oblasts rattachés,
ainsi que retour de son pays dés-ostracisé dans la vie internationale ordinaire;
· Il bénéficiera de la nouvelle cohésion
des BRICS et de l'OCS face à un bloc occidental qui aura étalé ses limites;
· Il aura restauré son image de
puissance, écornée par les piétinements militaires initiaux de
"l'opération militaire spéciale";
· Il pourra espérer le retour de l'ère
du contrôle international des armements (missiles anti-missiles, têtes
nucléaires, etc...);
· Il pourra aussi espérer l'accord vainement
recherché en 2021 sur un dispositif international de sécurité européenne.
C'est là un scenario "rose"
qui pourrait satisfaire toutes les parties (Kiev n'est pas une partie, mais délibérément
ou pas, un proxy, un instrument américain). Biden ne renoncerait pas volontairement au
programme de Lloyd Austin, de briser la Russie au point de lui ôter la capacité d'intervenir dans sa sphère de
sécurité immédiate. Mais il peut y être contraint par des forces qu'il n'a pas les
moyens maitriser, hic et nunc. Il semble bien que ce soit le cas.
Jean-Pierre Bensimon
le 29 octobre 2022
[2] National
Defense Strategy, octobre 2022
[3] Rapporté
par Adrien Jaulmes, Aux
États-Unis, de plus en plus de voix remettent en cause l’aide à l’Ukraine, 28 oct 2022
[4] Le monde multipolaire existe potentiellement mais il est encore en cours d'émergence