Lors de son point de presse du 21 mars dernier, le porte-parole du département d'État, Ned Price, avait déclaré aux journalistes réunis : "le président Zelensky a indiqué très clairement qu'il est ouvert à une solution diplomatique qui ne transgresse pas les principes fondamentaux face à la guerre du Kremlin contre l'Ukraine."
Chasseur russe au-dessus de la Baltique |
Price,
qui un mois plus tôt avait découragé les pourparlers entre la Russie et
l'Ukraine, a rejeté l'idée que Kiev négocie la fin de la guerre en tenant simplement
compte des intérêts de l'Ukraine parce que les intérêts fondamentaux des
États-Unis seraient négligés. La guerre ne mettrait pas en jeu les intérêts de
l'Ukraine : elle serait plus importante que l'Ukraine.
Un mois
plus tard, en avril, alors qu'un règlement semblait à portée de main lors des
négociations d'Istanbul, les États-Unis et le Royaume-Uni ont à nouveau fait
pression sur l'Ukraine pour qu'elle ne poursuive pas ses propres objectifs et
signe un accord qui aurait pu mettre fin à la guerre. Ils ont à nouveau fait
pression sur l'Ukraine pour qu'elle continue à se battre afin d'atteindre les objectifs
plus larges des États-Unis et de leurs alliés. Le premier ministre britannique
Boris Johnson avait alors réprimandé Zelensky en disant : "Poutine doit
être mis sous pression, on ne doit pas négocier avec lui". Il avait ajouté
que si l'Ukraine était prête à signer certains accords avec la Russie,
l'Occident, lui ne l'était pas."
Une fois
de plus, la guerre ne concernait pas les intérêts de l'Ukraine : elle était
plus grande que l'Ukraine.
À chaque
occasion, Biden et ses plus hauts responsables isoulignaient "que c'est à
l'Ukraine de décider comment et quand elle négociera avec les Russes" et
que les États-Unis ne dicteraient pas les conditions : "rien sur l'Ukraine
sans l'Ukraine". Mais cela n'a jamais été vrai. Les États-Unis n'ont pas
permis à l'Ukraine de négocier selon leurs conditions quand elle le souhaitait.
Les États-Unis ont empêché l'Ukraine de négocier en mars et avril quand elle le
voulait ; ils l'ont poussée à négocier en novembre quand elle ne le voulait
pas.
La guerre
en Ukraine a toujours été liée à des objectifs américains plus larges. Elle a
toujours été subordonnée à l'ambition américaine de maintenir un monde
unipolaire dans lequel ils seraient la seule puissance polaire au centre et au
sommet du monde.
L'Ukraine
est devenue l'axe central de cette ambition en 2014, lorsque la Russie s'est
opposée pour la première fois à l'hégémonie américaine. Alexander Lukin, qui
dirige le département des relations internationales de l'École supérieure
d'économie de l'Université nationale de la recherche à Moscou et qui fait
autorité en matière de politique russe et de relations internationales, affirme
que depuis la fin de la guerre froide, la Russie a été considérée comme un
partenaire de second ordre de l'Occident. En cas de désaccord entre la Russie
et les États-Unis jusqu'alors, la Russie s'inclinait, et les désaccords étaient
résolus assez rapidement.
Mais en
2014, les États-Unis ont monté et soutenu un coup d'État en Ukraine qui visait
à rapprocher l'Ukraine de la sphère de sécurité de l'OTAN et de l'Europe. La
Russie a répondu en annexant la Crimée, rompant avec sa politique d'apaisement post-guerre
froide. Elle a contesté l'hégémonie américaine. La "crise de 2014 en
Ukraine et la réaction de la Russie à cette crise ont fondamentalement changé
ce consensus", affirme Lukin. "La Russie a refusé de respecter les anciennes
règles du jeu."
Les
événements survenus en Ukraine en 2014 ont marqué la fin du monde unipolaire et
de l'hégémonie américaine. La Russie a tracé sa ligne et s'est affirmée comme
un nouveau pôle dans un ordre mondial multipolaire. C'est pourquoi la guerre
est "plus grande que l'Ukraine", selon les termes du département
d'État. Elle est plus importante que l'Ukraine car, aux yeux de Washington,
c'est une bataille pour l'hégémonie américaine.
C'est
pourquoi la secrétaire d'État au Trésor, Janet Yellen, a déclaré le 13 novembre
que certaines des sanctions contre la Russie pourraient rester en place même
après un éventuel accord de paix entre l'Ukraine et la Russie. La guerre n'a
jamais concerné que l'Ukraine. Elle renvoie aux aspirations de la politique
étrangère américaine qui dépassent l'Ukraine. Mme Yellen a déclaré : "Je
suppose que dans le contexte d'un accord de paix, un ajustement des sanctions
est possible et pourrait être approprié." Les sanctions pourront être
ajustées lorsque les négociations mettront fin à la guerre, mais, a ajouté
Yellen, "Nous aurons probablement le sentiment, compte tenu de ce qui
s'est passé, que certaines sanctions devront probablement rester en
place."
C'est
également pourquoi les États-Unis ont annoncé la création d'un nouveau quartier
général de l'armée en Allemagne "pour mener à bien ce qui est prévu comme
une mission à long terme", se sont mis simultanément à pousser l'Ukraine à
des pourparlers de paix. La pression militaire sur la Russie et le soutien à
l'Ukraine survivront à la guerre. Biden s'est vanté que le nouveau quartier
général serait "la première force américaine permanente sur le flanc
oriental de l'OTAN".
C'est aussi
pourquoi, le 9 novembre, le département d'État a approuvé la vente à la
Lituanie, pour près d'un demi-milliard de dollars, de systèmes de roquettes
d'artillerie à haute mobilité. Ils ne seront pas utilisés par l'OTAN dans la
guerre en Ukraine. Mais, selon le département d'État, ils "soutiendront
les objectifs de politique étrangère et de sécurité nationale des États-Unis en
contribuant à améliorer la capacité militaire d'un allié de l'OTAN qui est une
force importante pour assurer la stabilité politique et le progrès économique
en Europe orientale". Dans le même temps, le département d'État a approuvé
la vente potentielle de systèmes de fusées guidées à lancement multiple à la
Finlande afin de renforcer "les capacités de défense terrestre et aérienne
sur le flanc nord de l'Europe".
On peut
supposer que la livraison de bombes nucléaires à gravité larguées par avion
B61-12 améliorées aux bases de l'OTAN en Europe ne sert pas non plus les
objectifs actuels des États-Unis en Ukraine.
Bien que
pour les États-Unis, la guerre en Ukraine soit "plus importante que
l'Ukraine", elle est aussi "à bien des égards plus importante que la
Russie". Bien que la Stratégie de Défense Nationale 2022 récemment
publiée, identifie la Russie comme "menace aiguë actuelle", elle
"se concentre sur la RPC" (République populaire de Chine). La Stratégie
identifie systématiquement la Chine comme le "défi de fond". À long
terme, l'accent est mis non pas sur la Russie, mais sur la Chine.
La Stratégie
de Défense Nationale indique clairement que "le défi le plus complet et le
plus grave pour la sécurité nationale des États-Unis est l'effort coercitif et
de plus en plus agressif de la RPC pour remodeler la région indo-pacifique et
le système international en fonction de ses intérêts et de ses préférences
autoritaires".
Si
l'Ukraine concerne la Russie, la Russie concerne la Chine. Le "problème de
la Russie" a toujours été qu'il est impossible d'affronter la Chine si la
Chine a la Russie avec elle : il n'est pas souhaitable de combattre les
deux superpuissances en même temps. Par conséquent, si l'objectif à long terme
est d'empêcher la Chine de remettre en question le monde unipolaire dirigé par
les États-Unis, il faut d'abord affaiblir la Russie.
Le
ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a récemment déclaré que
"la Chine soutiendra fermement la partie russe, sous la direction du
président Poutine... pour renforcer encore le statut de la Russie en tant que
grande puissance."
Selon
Lyle Goldstein, professeur invité à l'université Brown et auteur de Meeting
China Halfway : How to Defuse the Emerging US-China Rivalry, une analyse de la
guerre en Ukraine publiée dans une revue universitaire chinoise conclut que
"pour maintenir leur position hégémonique, les États-Unis soutiennent
l'Ukraine dans une guerre hybride contre la Russie... Le but est de frapper la
Russie, de contenir l'Europe, de sidérer les "alliés" et de menacer
la Chine."
La guerre
en Ukraine n'a jamais concerné que l'Ukraine. Elle a toujours été "plus
grande que l'Ukraine" sachant que es principes américains qui sont plus
grands que l'Ukraine et "à bien des égards plus grands que la
Russie." C'est en Ukraine que la Russie a tiré un trait sur le monde
unipolaire dirigé par les États-Unis et que ces derniers ont choisi de mener la
bataille de l'hégémonie. Cette bataille concerne de près la Russie mais, à long
terme, elle concerne la Chine, "le défi le plus complet et le plus
sérieux" à l'hégémonie américaine.
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Titre original : It WasNever About Ukraine
Auteur : Ted Snider, journaliste
Date de
publication : le 23 novembre2022 in AntiWar
Traduction : Dialexis