27 nov. 2022

La guerre d'Ukraine n'est qu'un volet d'une vaste stratégie américaine d'hégémonie mondiale, par Ted Snider

 Lors de son point de presse du 21 mars dernier, le porte-parole du département d'État, Ned Price, avait déclaré aux journalistes réunis : "le président Zelensky a indiqué très clairement qu'il est ouvert à une solution diplomatique qui ne transgresse pas les principes fondamentaux face à la guerre du Kremlin contre l'Ukraine." 

Chasseur russe au-dessus de la Baltique

Un journaliste a demandé à M. Price : "Vous dites que vous êtes favorable à un règlement négocié par Zelensky, mais sur quels principes ?" Dans ce qui reste peut-être la déclaration la plus remarquable de la guerre, Price a répondu : "c'est une guerre qui, à bien des égards, est plus grande que la Russie, et elle est plus grande que l'Ukraine."

Price, qui un mois plus tôt avait découragé les pourparlers entre la Russie et l'Ukraine, a rejeté l'idée que Kiev négocie la fin de la guerre en tenant simplement compte des intérêts de l'Ukraine parce que les intérêts fondamentaux des États-Unis seraient négligés. La guerre ne mettrait pas en jeu les intérêts de l'Ukraine : elle serait plus importante que l'Ukraine.

Un mois plus tard, en avril, alors qu'un règlement semblait à portée de main lors des négociations d'Istanbul, les États-Unis et le Royaume-Uni ont à nouveau fait pression sur l'Ukraine pour qu'elle ne poursuive pas ses propres objectifs et signe un accord qui aurait pu mettre fin à la guerre. Ils ont à nouveau fait pression sur l'Ukraine pour qu'elle continue à se battre afin d'atteindre les objectifs plus larges des États-Unis et de leurs alliés. Le premier ministre britannique Boris Johnson avait alors réprimandé Zelensky en disant : "Poutine doit être mis sous pression, on ne doit pas négocier avec lui". Il avait ajouté que si l'Ukraine était prête à signer certains accords avec la Russie, l'Occident, lui ne l'était pas."

Une fois de plus, la guerre ne concernait pas les intérêts de l'Ukraine : elle était plus grande que l'Ukraine.

À chaque occasion, Biden et ses plus hauts responsables isoulignaient "que c'est à l'Ukraine de décider comment et quand elle négociera avec les Russes" et que les États-Unis ne dicteraient pas les conditions : "rien sur l'Ukraine sans l'Ukraine". Mais cela n'a jamais été vrai. Les États-Unis n'ont pas permis à l'Ukraine de négocier selon leurs conditions quand elle le souhaitait. Les États-Unis ont empêché l'Ukraine de négocier en mars et avril quand elle le voulait ; ils l'ont poussée à négocier en novembre quand elle ne le voulait pas.

La guerre en Ukraine a toujours été liée à des objectifs américains plus larges. Elle a toujours été subordonnée à l'ambition américaine de maintenir un monde unipolaire dans lequel ils seraient la seule puissance polaire au centre et au sommet du monde.

L'Ukraine est devenue l'axe central de cette ambition en 2014, lorsque la Russie s'est opposée pour la première fois à l'hégémonie américaine. Alexander Lukin, qui dirige le département des relations internationales de l'École supérieure d'économie de l'Université nationale de la recherche à Moscou et qui fait autorité en matière de politique russe et de relations internationales, affirme que depuis la fin de la guerre froide, la Russie a été considérée comme un partenaire de second ordre de l'Occident. En cas de désaccord entre la Russie et les États-Unis jusqu'alors, la Russie s'inclinait, et les désaccords étaient résolus assez rapidement.

Mais en 2014, les États-Unis ont monté et soutenu un coup d'État en Ukraine qui visait à rapprocher l'Ukraine de la sphère de sécurité de l'OTAN et de l'Europe. La Russie a répondu en annexant la Crimée, rompant avec sa politique d'apaisement post-guerre froide. Elle a contesté l'hégémonie américaine. La "crise de 2014 en Ukraine et la réaction de la Russie à cette crise ont fondamentalement changé ce consensus", affirme Lukin. "La Russie a refusé de respecter les anciennes règles du jeu."

Les événements survenus en Ukraine en 2014 ont marqué la fin du monde unipolaire et de l'hégémonie américaine. La Russie a tracé sa ligne et s'est affirmée comme un nouveau pôle dans un ordre mondial multipolaire. C'est pourquoi la guerre est "plus grande que l'Ukraine", selon les termes du département d'État. Elle est plus importante que l'Ukraine car, aux yeux de Washington, c'est une bataille pour l'hégémonie américaine.

C'est pourquoi la secrétaire d'État au Trésor, Janet Yellen, a déclaré le 13 novembre que certaines des sanctions contre la Russie pourraient rester en place même après un éventuel accord de paix entre l'Ukraine et la Russie. La guerre n'a jamais concerné que l'Ukraine. Elle renvoie aux aspirations de la politique étrangère américaine qui dépassent l'Ukraine. Mme Yellen a déclaré : "Je suppose que dans le contexte d'un accord de paix, un ajustement des sanctions est possible et pourrait être approprié." Les sanctions pourront être ajustées lorsque les négociations mettront fin à la guerre, mais, a ajouté Yellen, "Nous aurons probablement le sentiment, compte tenu de ce qui s'est passé, que certaines sanctions devront probablement rester en place."

C'est également pourquoi les États-Unis ont annoncé la création d'un nouveau quartier général de l'armée en Allemagne "pour mener à bien ce qui est prévu comme une mission à long terme", se sont mis simultanément à pousser l'Ukraine à des pourparlers de paix. La pression militaire sur la Russie et le soutien à l'Ukraine survivront à la guerre. Biden s'est vanté que le nouveau quartier général serait "la première force américaine permanente sur le flanc oriental de l'OTAN".

C'est aussi pourquoi, le 9 novembre, le département d'État a approuvé la vente à la Lituanie, pour près d'un demi-milliard de dollars, de systèmes de roquettes d'artillerie à haute mobilité. Ils ne seront pas utilisés par l'OTAN dans la guerre en Ukraine. Mais, selon le département d'État, ils "soutiendront les objectifs de politique étrangère et de sécurité nationale des États-Unis en contribuant à améliorer la capacité militaire d'un allié de l'OTAN qui est une force importante pour assurer la stabilité politique et le progrès économique en Europe orientale". Dans le même temps, le département d'État a approuvé la vente potentielle de systèmes de fusées guidées à lancement multiple à la Finlande afin de renforcer "les capacités de défense terrestre et aérienne sur le flanc nord de l'Europe".

On peut supposer que la livraison de bombes nucléaires à gravité larguées par avion B61-12 améliorées aux bases de l'OTAN en Europe ne sert pas non plus les objectifs actuels des États-Unis en Ukraine.

Bien que pour les États-Unis, la guerre en Ukraine soit "plus importante que l'Ukraine", elle est aussi "à bien des égards plus importante que la Russie". Bien que la Stratégie de Défense Nationale 2022 récemment publiée, identifie la Russie comme "menace aiguë actuelle", elle "se concentre sur la RPC" (République populaire de Chine). La Stratégie identifie systématiquement la Chine comme le "défi de fond". À long terme, l'accent est mis non pas sur la Russie, mais sur la Chine.

La Stratégie de Défense Nationale indique clairement que "le défi le plus complet et le plus grave pour la sécurité nationale des États-Unis est l'effort coercitif et de plus en plus agressif de la RPC pour remodeler la région indo-pacifique et le système international en fonction de ses intérêts et de ses préférences autoritaires".

Si l'Ukraine concerne la Russie, la Russie concerne la Chine. Le "problème de la Russie" a toujours été qu'il est impossible d'affronter la Chine si la Chine a la Russie avec elle : il n'est pas souhaitable de combattre les deux superpuissances en même temps. Par conséquent, si l'objectif à long terme est d'empêcher la Chine de remettre en question le monde unipolaire dirigé par les États-Unis, il faut d'abord affaiblir la Russie.

Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a récemment déclaré que "la Chine soutiendra fermement la partie russe, sous la direction du président Poutine... pour renforcer encore le statut de la Russie en tant que grande puissance."

Selon Lyle Goldstein, professeur invité à l'université Brown et auteur de Meeting China Halfway : How to Defuse the Emerging US-China Rivalry, une analyse de la guerre en Ukraine publiée dans une revue universitaire chinoise conclut que "pour maintenir leur position hégémonique, les États-Unis soutiennent l'Ukraine dans une guerre hybride contre la Russie... Le but est de frapper la Russie, de contenir l'Europe, de sidérer les "alliés" et de menacer la Chine."

La guerre en Ukraine n'a jamais concerné que l'Ukraine. Elle a toujours été "plus grande que l'Ukraine" sachant que es principes américains qui sont plus grands que l'Ukraine et "à bien des égards plus grands que la Russie." C'est en Ukraine que la Russie a tiré un trait sur le monde unipolaire dirigé par les États-Unis et que ces derniers ont choisi de mener la bataille de l'hégémonie. Cette bataille concerne de près la Russie mais, à long terme, elle concerne la Chine, "le défi le plus complet et le plus sérieux" à l'hégémonie américaine.

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Titre original : It WasNever About Ukraine

Auteur :  Ted Snider, journaliste

Date de publication : le 23 novembre2022 in AntiWar  

Traduction : Dialexis