22 nov. 2022

La négociation se fera sur le champ de bataille, par Scott Ritter

 Les communications entre les États-Unis et la Russie sont essentielles pour éviter qu'une une crise ne devienne hors de contrôle. Il existe pour cela un canal permettant un dialogue continu de haut niveau. Mais à quoi sert-il vraiment ?

Scott Ritter

Selon le Wall Street Journal, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, a été impliqué dans une ligne de communication secrète "back channel" avec de hauts responsables russes dans le cadre d'un effort des États-Unis et de la Russie pour éviter que la guerre en Ukraine ne dégénère en un conflit nucléaire.

Parmi les responsables désignés comme représentant le canal russe pour ce "back channel" figurent Yuri Ushakov, un conseiller principal en politique étrangère du président russe Vladimir Poutine, et Nikolai Patrushev, le chef du conseil de sécurité de la Russie.

Dans des commentaires faits peu après la parution de l'article du WSJ, M. Sullivan a confirmé qu'il s'était efforcé de maintenir ouverts les canaux de communication entre les États-Unis et la Russie malgré la guerre en Ukraine, ajoutant qu'il était "dans l'intérêt" de la Maison Blanche de maintenir le contact avec le Kremlin.

S'exprimant devant l'Economic Club de New York, M. Sullivan n'a pas dit qu'il avait lui-même participé aux discussions rapportées par le WSJ, mais que les États-Unis disposaient de "canaux de communication avec la Fédération de Russie à des niveaux élevés".

M. Sullivan s'est publiquement servi de ces canaux par le passé, en téléphonant à la fois à Ushakov et à Patrushev au sujet de la sécurité européenne et de l'Ukraine le 20 décembre 2021 et le 16 mars. M. Sullivan a fait allusion à l'existence d'un "back channel" avec Moscou en septembre, lorsque les spéculations sur la possibilité que la Russie utilise des armes nucléaires tactiques contre l'Ukraine allaient bon train.

M. Sullivan a alors déclaré publiquement que l'administration Biden avait "communiqué directement, en privé et à très haut niveau, au Kremlin que toute utilisation d'armes nucléaires aurait des conséquences catastrophiques pour la Russie".

Sullivan a l'habitude d'être personnellement impliqué dans des contacts sensibles de type "back channel". En juillet 2012, Sullivan, alors directeur de la planification des politiques au département d'État, s'est envolé pour Mascate, à Oman, pour des réunions secrètes avec l'Iran au sujet d'un éventuel accord nucléaire.

En mars 2013, alors qu'il était conseiller à la sécurité nationale du vice-président de l'époque, Joe Biden, M. Sullivan faisait partie d'une petite délégation de diplomates américains qui s'est rendue à Oman pour une série de réunions secrètes avec des responsables iraniens. Elles aboutirent au Plan d'action global conjoint, ou JCPOA - plus connu sous le nom d'accord sur le nucléaire iranien.

William Burns

Mais la clé pour savoir qui pourrait prendre la tête de l'actuel "back channel" russe réside dans l'homme qui a dirigé la délégation de mars 2013 à Oman - William Burns, un diplomate de carrière qui était à l'époque secrétaire d'État adjoint et qui est aujourd'hui directeur de la Central Intelligence.

Son nom est synonyme de "back channel".

C'est Burns qui, sur la base de ces réunions secrètes à Oman, a élaboré le projet initial du JCPOA. C'est cette histoire, décrite par Burns dans son autobiographie, judicieusement intitulée The Back Channel, qui a fait de ce diplomate de longue date un choix attrayant pour Biden comme patron de la CIA.

Lorsque l'administration Biden a voulu discuter de l'escalade de la crise autour de l'Ukraine à l'automne 2021, c'est Burns qui a été dépêché sur place. Outre ses rencontres avec Patrushev, Ushakov et d'autres hauts responsables de la sécurité russe (y compris son homologue russe, Sergei Naryshkin, le directeur du service de renseignement extérieur russe, ou SVR), Burns a eu une conversation avec Poutine par téléphone.

Cet accès de haut niveau a fait de Burns le canal idéal pour un "back channel" substantiel entre les États-Unis et la Russie.

En juillet, Burns s'est rendu en Arménie pour une visite non seulement inopinée, mais aussi la première d'un directeur de la C.I.A. dans ce pays. Avant l'arrivée de Burns, des équipes de responsables de la sécurité américains et russes sont arrivées à Erevan où elles ont engagé des discussions confidentielles sur le conflit ukrainien - en particulier sur les mesures qui pourraient être prises pour éviter une escalade menant à une guerre nucléaire.

La visite de M. Burns semble avoir été synchronisée avec ces discussions, tout comme la visite du chef du SVR russe, Sergei Naryshkin, trois jours plus tard. Selon des sources médiatiques russes, Naryshkin a été énigmatique quant à l'objet de sa visite. "Ma visite à Erevan n'est absolument pas liée à l'arrivée de mon collègue américain. Mais je n'exclus pas que sa visite soit au contraire liée à la mienne." Et il semble que le "back channel" Burns-Naryshkin soit toujours actif puisque la semaine dernière encore, ils se sont rencontrés à Ankara, en Turquie.

Uniquement sur les armes nucléaires

Il est important de noter que les hauts responsables de l'administration Biden ont rapidement écarté l'idée que M. Burns était engagé dans une opération de diplomatie "back channel" concernant la fin du conflit en Ukraine. Le Washington Post a rapporté :

"'Il ne mène aucune négociation d'aucune sorte. Il ne discute pas du règlement de la guerre en Ukraine", a souligné le porte-parole du NSC. Simplement, a dit le porte-parole, 'nous avons des canaux pour communiquer avec la Russie sur la gestion du risque, en particulier le risque nucléaire et les risques pour la stabilité stratégique'".

Les grands médias américains ont été enthousiasmés par le récit d'un canal en coulisses dirigé par Sullivan et visant à mettre fin rapidement au conflit.

La Russie ne négociera pas un règlement aux conditions américano-ukrainiennes, mais uniquement aux conditions russes. Les conditions russes seront dictées par l'arrivée de 220.000 troupes fraîches, organisées en 10-15 divisions, à partir du mois prochain.

Le travail de Burns consiste uniquement à empêcher ce qui sera une escalade majeure de la guerre, de devenir incontrôlable - à l'empêcher de devenir nucléaire. C'est son travail depuis le début.

Compte tenu de l'état critique des communications entre les États-Unis et la Russie et de la nécessité de maintenir un canal de dialogue permanent, on peut s'attendre à ce que la réunion d'Ankara entre Burns et Naryshkin ne soit pas la dernière entre ces deux personnalités.

Malgré tout, l'idée d'un "canal secondaire" distinct de celui de Sullivan, axé sur la recherche d'une porte de sortie diplomatique au conflit russo-ukrainien, persiste. Elle est encouragée en partie par l'attitude intéressée d'une administration Biden qui se croit maître des événements en Ukraine en quelque sorte.

Les conditions d'un règlement aux conditions américaines et ukrainiennes - telles que le retrait de la Russie des quatre territoires qu'elle a récemment annexés ainsi que de la Crimée, le paiement de réparations et la remise de hauts responsables militaires et civils pour qu'ils soient poursuivis comme criminels de guerre - n'ont pratiquement aucune chance de se produire.

Une telle hypothèse ne fait que souligner le monde fantaisiste empreint d'hubris que Washington s'est fabriqué. L'idée que la Russie est en quelque sorte en train de perdre son conflit militaire avec l'Ukraine soutenue par l'OTAN, et sa guerre économique avec l'Occident, est démentie par le désespoir croissant motivant les appels de plus en plus nombreux à un règlement négocié émis par de hauts responsables américains.

Le général Mark Milley, président des chefs d'état-major interarmées, a fait valoir que le moment était venu de négocier, étant donné que, selon lui, il n'y a aucun moyen pour la Russie de gagner ni pour l'Ukraine de regagner son territoire perdu.  "Donc, s'il y a un ralentissement des combats tactiques, cela peut devenir une fenêtre - peut-être, mais peut-être pas - pour une solution politique, ou au moins les prémices, de pourparlers pour initier une solution politique", a déclaré Milley.

La position pro-négociation de M. Milley est toutefois contestée par de nombreux partenaires européens de l'Amérique, dont la position est peut-être mieux exprimée par le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, qui a déclaré le 14 novembre, alors qu'il s'adressait aux responsables des ministères des affaires étrangères et de la défense des Pays-Bas :

"La seule façon de parvenir à une solution au conflit russo-ukrainien est sur le champ de bataille. De nombreux conflits sont résolus à la table des négociations, mais ce n'est pas le cas, et l'Ukraine doit gagner, donc nous la soutiendrons aussi longtemps qu'il le faudra."

La Russie, semble-t-il, est entièrement d'accord - ce conflit sera réglé sur le champ de bataille. Pour l'heure, la Russie paralyse l'économie et la société ukrainiennes en détruisant de larges pans de son réseau électrique, plongeant une grande partie du pays dans une obscurité glaciale au moment où l'hiver s'installe.

La Russie a stabilisé le champ de bataille, se retirant de zones intenables et envoyant 87.000 soldats récemment mobilisés sur les lignes de front pour renforcer ses défenses. Pendant ce temps, elle continue d'entreprendre des opérations offensives dans le Donbass, détruisant les forces ukrainiennes tout en capturant le territoire qui fait partie du Donetsk.

Les pertes ukrainiennes ont été terribles et très largement disproportionnées - au cours du seul mois d'octobre, sur le front de Kherson, l'Ukraine a perdu quelque 12.000 hommes, tandis que les pertes russes se sont élevées à environ 1.500, selon le ministère russe de la défense.

L'Ukraine n'a publié aucun chiffre, mais les États-Unis affirment que 100.000 soldats des deux camps ont été tués dans le conflit, un chiffre impossible à vérifier.

À l'horizon, dans les centres d'entraînement au combat de toute la Russie, plus de 200.000 soldats supplémentaires finalisent leur entraînement et leur préparation au combat. Dans le courant du mois prochain, ils commenceront à arriver sur le champ de bataille, organisés en équivalents de 10 à 15 divisions.

Lorsqu'elles arriveront, l'Ukraine n'aura aucune réponse. Elle aura dilapidé ses forces formées et équipées par l'OTAN pour des victoires politiques à la Pyrrhus. Les séances de photos sur la place de la ville de Kherson ne seront plus qu'un souvenir lorsque la Russie libérera cette nouvelle force.

Et il n'y a rien que l'OTAN ou l'Ukraine puissent faire pour les arrêter.

Si la Russie a engagé des négociations avec l'Ukraine au début de la guerre et proposé un accord à Kiev, qui a été stoppé par l'Occident, les faits sur le terrain ont changé depuis.

Quiconque tente d'insuffler la vie au concept d'un "canal secondaire" piloté par Sullivan, destiné à amener la Russie à la table des négociations, doit d'abord prendre en compte de l'amélioration du dispositif militaire de la Russie. La Russie ne se laissera tout simplement pas entraîner dans une négociation destinée à annuler les avantages qu'elle a accumulés sur le champ de bataille et au-delà.

Le "back channel" de Sullivan n'est guère plus qu'un fantasme de l'Occident collectif qui imagine négocier avec lui-même.

La négociation de la Russie se fera sur le champ de bataille.

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Titre original : The Back Channel

Auteur : Scott Ritter, ancien officier de renseignement du corps des Marines des États-Unis impliqué dans la mise en œuvre des traités de contrôle des armements dans l'ancienne Union soviétique, dans le golfe Persique pendant l'opération Tempête du désert, et en Irak pour superviser le désarmement des ADM. Son dernier livre est Disarmament in the Time of Perestroika, publié par Clarity Press.

Date de publication : le 22 novembre 2002 in Consortium News 

Traduction : Dialexis avec Deepl