Et si l'évacuation de Kherson par les forces russes le 11 novembre dernier n'était pas une défaite mais une manœuvre réussie du général Sourovikine? Celui-ci voulait tout simplement préserver le potentiel humain de son armée et minimiser les coûts logistiques globaux de la guerre en retirant une partie de ses forces d'une position périlleuse et actuellement inutile.
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Pour les Russes, le danger principal n'était pas la contre-offensive
ukrainienne dans ses aspects militaires mais le risque que Kiev provoque une
énorme inondation en détruisant le barrage stratégique de Kakhovka qu'elle
bombardait depuis des mois. Par ailleurs, le contrôle statique de Kherson
n'avait aucun intérêt de leur point de vue s'il ne s'inscrivait pas dans une
campagne militaire visant Mykolaev et Odessa, qu'ils n'ont pas aujourd'hui les
moyens ou la volonté d'entreprendre.
Du coté ukrainien, un simulacre d'euphorie programmée par les services de
communication américano-ukrainiens sonnait particulièrement faux. C'était
plutôt l'inquiétude qui dominait et c'était bien justifié.
Dans un jeu de rôle médiatique, Zelensky se pose en leader intransigeant
de la poursuite de la guerre jusqu'à la victoire totale, tandis les Américains
psalmodient qu'ils sont des soutiens désintéressés, moralement obligés par le
droit et la morale. Comme le rapporte de New York Times, "M. Biden a
récemment répété que M. Zelensky et son gouvernement sont les seuls décideurs
en ce qui concerne le calendrier des négociations, et le dirigeant ukrainien a
récemment juré, en tant que politique inscrite dans la loi, qu'il n'y aura pas
de négociations tant que Vladimir Poutine sera président de la Russie."
Fariboles. L'armée ukrainienne initiée, formée, armée, financée par Washington est de facto commandée par le
Pentagone. Au plan stratégique comme opérationnel elle n'agit donc pas selon
les intérêts ukrainiens (la guerre aurait été achevée depuis longtemps) mais
selon les termes du pacte faustien de Zelensky et les siens avec les
États-Unis. En d'autres terme les objectifs et la doctrine opérationnelle de cette armée sont
dictés non par l'avenir du pays et les contraintes du terrain mais par l'agenda
stratégique et politique de Biden.
Kiev est tenu d'exécuter une double mission. D'un coté saigner, épuiser
l'armée et l'économie russes, et faire durer la guerre "autant de temps qu'il
le faudra." De l'autre, montrer à la coalition réunie par son mentor et
censée lui venir en soutien, qu'elle remporte des succès pour justifier aux
yeux des opinions publiques européenne et américaine la poursuite d'efforts de
plus en plus pénalisants.
D'où les terribles pertes de Kiev qui jette sans compter ses hommes dans
des offensives régulièrement écrasées sous le feu de l'artillerie russe. Le
ratio serait de 6 à 8 vies ukrainiennes pour une vie russe, et 12.000 soldats
ukrainiens morts depuis octobre.
D'où surtout, l'indexation des "victoires" ukrainienne sur le
planning médiatique de Washington. La contre-offensive sur Balaklya et
Koupiansk au nord préparait la réunion de Ramstein du 8 septembre avec les
ministres de la Défense, pour définir les budgets alloués à Kiev en 2023. La
dernière poussée symbolique sur Kherson, imposée par Jake Sullivan le 6
novembre, coïncide avec le G20 du 13 au 16 novembre à Bali où Biden compte trôner en
vainqueur.
Ce qu'il est important de noter c'est que :
1) Les Russes ont fait une croix, semble-t-il, sur l'espoir d'un
compromis qui lui avait dicté le périmètre étriqué de sa force d'intervention
initiale et la modération des coups portés;
2) Les Russes ont sérieusement modifié leur doctrine opérative. Ils
s'attaquent désormais aux infrastructures ukrainiennes à double usage (civil et
militaire) comme les réseaux électriques,
les chemins de fer, etc. De plus ils donnent la priorité à la manœuvre
et à l'offensive comme en témoigne paradoxalement l'évacuation de Kherson qui
libère des hommes et des armes à affecter sur de nouveaux théâtres. Enfin, ils
exploitent, comme l'a dit dès sa nomination le nouveau commandant en chef, les
multiples offensives à but médiatique de l'adversaire pour le
"broyer" avec une grande économie de moyens. Et cela fonctionne
aujourd'hui sur tous les fronts, du nord jusqu'à Kherson;
3) La capacité de résistance du proxy américain d'Europe centrale aux
coups de toute nature assénés par les forces russes n'est pas infinie, et c'est
la grande faiblesse du projet américain. Les rangs des armées ukrainiennes
successivement montées et dispersées s'étant trop éclaircis, une huitième
mobilisation est en cours, avec forces rafles, mais on arrive maintenant à
l'os... Le venue de l'hiver et les pénuries de biens essentiels dans les
arrières comme au front vont rendre intenable la situation des civils comme des
militaires du front et de l'arrière-front. L'effondrement de la société et des
armées guette. Les régiments néonazis et les subsides occidentaux ne suffiront
peut-être pas à étouffer une demande publique de retour à la paix trop
puissante ;
4) Enfin, la passion aveugle des premiers moments laisse place à tous les
degrés de lassitude dans l'opinion américaine, et en Europe. Tout au sommet,
l'actuel "débat" entre le général Mark Milley, qui préside rien moins
que le conseil des chefs d'état-major interarmées, et les doctrinaires qui font
la politique de Biden. Il témoigne de la réticence du haut état-major à
poursuivre une guerre qui pourrait bien se transformer en échec cuisant des
États-Unis. Mark Millet indique la table de négociation en soulignant "que
ce que l'avenir nous réserve n'est pas connu," tandis que Jake Sulliven, néo-conservateur version
tête brûlée et bras droit de Biden, défend lors d'un point de presse que
"les États-Unis ne font pas pression sur l'Ukraine." Pour le Times,
"le schisme interne de l'administration a pris de l'ampleur au point de
déborder sur le discours public."
L'horizon de l'armée ukrainienne comme instrument américain, et de
l'Ukraine comme tremplin de leur projet d'écrasement de la Russie, n'a jamais
été aussi incertain que depuis le retrait de Kherson.
Mais cela ne signifie pas que les demandes russes de base, (la protection
des Russes de souche qui vivent en Ukraine, la conservation de la Crimée et un
accord de sécurité européen assurant la neutralité de l'Ukraine) soient en voie d'être satisfaites.
Cela ne signifie pas non plus que malgré les formidables dividendes
accumulés, (rupture entre l'Europe et la Russie, vassalisation intégrale ou
presque de l'Union européenne, conquête du marché européen du gaz par le GNL,
contrats inespérés pour le complexe militaro-industriel), Biden et son
entourage soient rassasiés. Il leur manque un but de guerre, l'effondrement de
la Russie comme régime, comme puissance d'influence sur l'échiquier mondial et
comme appui potentiel d'une Chine à abattre en priorité. L'avenir n'est pas écrit.
Jean-Pierre Bensimon
le 13 novembre 2022