18 mars 2022

L’injure, la guerre, la fourberie et l’oncle Sam, par Jean-Pierre Bensimon

 Dès mars 2021, Joe Biden annonçait sa guerre à la Russie incarnée par Poutine : « Quel prix doit-il donc payer ? », Biden rétorquait par une formule énigmatique et menaçante : « Le prix qu’il va payer vous le verrez bientôt. » [Dialexis]


Biden avait déjà décrit Poutine comme un assassin en répondant « je le pense » à la question d’un journaliste d’ABC en mars 2021 qui lui demandait « pensez-vous qu’il est un tueur ?» C’était tout au début de sa prise de fonctions.

Comme le journaliste poursuivait « Quel prix doit-il donc payer ? », Biden rétorquait par une formule énigmatique et menaçante : « Le prix qu’il va payer vous le verrez bientôt. »  Le sujet soulevé alors était l’intervention supposée de la Russie dans les élections américaines. Ces soupçons justifiaient mal une sémantique aussi violente, au moment où la Russie tentait d’entamer avec la nouvelle administration un cycle diplomatique sur le thème de la réforme de la sécurité en Europe.

En fait Biden donnait ce jour-là une information décisive. Au travers de sa formule injurieuse, il récusait en fait une demande de négociation de la Russie, centrée sur sa sécurité, et prioritairement sur le statut de l’Ukraine où une guerre n’en finissait plus depuis huit ans, depuis de grand retournement de Maïdan de février 2014.

Exactement un an après, le 17 mars, suite à trois semaines d’intervention russe, Biden qualifiait son homologue de « criminel de guerre » et il poursuivait le lendemain en en faisant un "dictateur meurtrier" et un "pur voyou".

Cette sémantique très inhabituelle dans les relations entre grandes puissances nous donne des informations précieuses sur la ligne politique du président américain et ses véritables objectifs de guerre hic et nunc.

L’injure de 2021 signifiait en réalité que l’Amérique ne reculerait pas d’un pouce sur le processus d’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et l’Union européenne. La décision avait été prise au sommet de Bucarest en 2008, mais trop longtemps gelée sur la demande expresse de François Hollande et d’Angela Merkel, soucieux d’éviter à l’Europe une épreuve de force avec la Russie.

On ne comprend rien à ce cercle vicieux si l’on omet de  déchiffrer correctement ce qui s’est passé entre le 30 novembre 2013 et le 24 février 2014 en Ukraine sous le sigle de « mouvement de Maïdan ». Le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, régulièrement élu, avait  été renversé par des manifestations de rue et une décision inconstitutionnelle de la Rada [parlement] pour avoir soi-disant préféré un accord d’association avec la Russie à une proposition parallèle de l’Union européenne. Le renversement était patronné par la CIA, sous l’autorité de la diplomate Victoria Nuland, une formidable organisatrice et experte en coups tordus (1), aujourd’hui en troisième place dans la hiérarchie diplomatique américaine. Après un effort de l’Oncle Sam de 5 milliards de dollars depuis 1991 pour assurer une évolution correcte de l’Ukraine, (c’est Mme Nuland qui parle), cette dernière se serait vantée d’avoir dépensé 200 millions de dollars pour se débarrasser du président élu. Les groupes néo –nazis ou assimilés, Svoboda, Patriotes d’Ukraine ou Pravii Sektor seront à la pointe des émeutes télécommandées. Il fallut bien les payer.

Depuis, l’Ukraine est une espèce de protectorat ou de régence américaine. Avant même le renversement de Ianoukovich qui avait proposé un gouvernement d’union en janvier 2014, la suzeraine américaine exerçait déjà son droit de regard : (2)

"Le 4 février 2014, l’enregistrement d'un appel téléphonique datant du 28 janvier 2014 entre Victoria Nuland et Geoffrey Pyatt, ambassadeur des États-Unis en Ukraine, est publié sur YouTube. (…) durant cette conversation avec l'ambassadeur américain, elle parle des protagonistes de la crise, et de la formation du prochain gouvernement ukrainien, dans laquelle les États-Unis auraient un droit de regard…"

Quelques années plus tard, il a suffi d’une demande de Biden, fraichement émoulu dans son habit de président, pour faire interdire par Zelenski, d’un claquement de doigts, trois chaines de TV locales trop favorables aux pro-russes du pays:

"En février 2021, suivant les recommandations du Conseil national de Sécurité et de Défense,  il [Zelensky] interdit trois chaînes de télévision accusées d’être des organes de propagande en faveur de la Russie. (…). Cette décision intervient à la demande de l’administration américaine du nouveau président Joe Biden dans un contexte de hausse des intentions de vote pour les candidats prorusses." (3)

C'est ainsi que fonctionne un protectorat. Sur cette base, le tuteur américain va former, armer et piloter la guerre contre les insurgés du Donbass à partir de 2014, et cela pendant huit ans. C’est ainsi que l’Ukraine abordera l’actuelle intervention russe, armée jusqu’aux dents et en symbiose avec la CIA et l’armée américaine, bien présentes sur le terrain depuis des années à travers leurs conseillers et leurs formateurs. Elle bénéficie aujourd’hui  des moyens de renseignement radar et satellitaires US. Elle est assistée dans la cyberguerre. Elle est massivement dotée de missiles anti-tanks Javelin, de drones et de missiles anti hélicoptères Stinger, et même désormais de missiles antiaériens S300 de conception russe livrés par des pays sollicités par Washington.

La révolution de Maïdan n’était rien d’autre qu’un coup d’État américain. Elle était aussi le premier acte de la montée aux extrêmes qui a conduit à la guerre cruelle qui se déroule sous nos yeux. Et ce premier acte était américain.

Revenons aux injures de Biden des derniers jours, un an après sa première salve. Les 16 et 17 mars, on l'a dit, il qualifie Poutine de «criminel de guerre » puis de "dictateur meurtrier" et de "pur voyou".

Si les injures de mars 2021 avaient été un message de non recevoir des demandes russes de négociation de la sécurité en Europe, celles de mars 2022 sont un message de rejet de toute solution négociée de la guerre en cours. De nombreux observateurs considèrent qu’il n’y a aujourd’hui que trois voies possibles pour la sortie de crise : la capitulation de l’Ukraine, la guerre sans limites permettant de vaincre la Russie, ou la négociation. Comme les injures tonitruantes de Biden excluent la négociation (on ne négocie pas avec des insultes), comme la capitulation de l’Ukraine est exclue, reste la guerre jusqu’à la défaite de la Russie.

C’est pour cela que Biden a organisé un système de sanctions sans pareil dans l’histoire, c’est pour cela qu’il a mis en place un cordon sanitaire encore jamais vu (jusqu’à provoquer le renvoi chez eux de malheureux athlètes russes handicapés lors des jeux paralympiques en Chine), c’est pour cela qu’il a annoncé des trains de livraison d’armes étendus aux drones et aux missiles anti aériens susceptibles de contester la prééminence de la Russie dans les airs.

Biden a donc décidé de la guerre jusqu’au bout, d’une guerre jusqu’au-boutiste. Et en même temps il a exclu et il continue d’exclure toute intervention directe de ses armées au sol. En quoi consiste alors son pacte avec l’Ukraine ? Et bien l’Amérique fournira des armes et tous les moyens d’action indirects possibles contre la Russie. Et l’Ukraine fournira le terrain d’opération et les hommes, militaires comme civils. Il est prescrit à l’Ukraine de combattre jusqu’au dernier Ukrainien. Biden fera la guerre d’Ukraine jusqu’au dernier ukrainien, mais sans engager ses soldats. C'est qu'il a décidé d'éliminer la Russie comme force montante d'envergure internationale, susceptible d'entraver sa liberté d'action ou de lui damer le pion comme elle l'a fait en Syrie ou en Libye. C'est une situation de piège de Thucydide, Sparte fondant sur Athènes tant qu'il en est encore temps. La guerre en cours n'est pas un conflit entre les Ukrainiens et la Russie mais entre les États-Unis et la Russie sur le sol ukrainien. Et, dans l'univers stratégique et moral de M. Biden, c'est aux Ukrainiens seuls de payer la sanglante addition du plan américain.

Les arguments moraux soulevés par les caciques américains devant les dommages causés aux Ukrainiens souffrent d’insincérité. Les 140.000 morts des guerres de Yougoslavie ou les morts sans nombre en Irak, des guerres menées sans plus de mandat international que l’actuelle guerre de la Russie, ne sont que des échantillons de la force brutale sont sont capables les armées américaines à l’étranger. L'oncle Sam n'a vraiment pas de leçon de morale oui de respect du droit international à donner.

L’argument moral anti-Poutine suscité par les horreurs de la guerre en cours, par le sort épouvantable fait à une population innocente, tombe devant le cynisme sans équivalent d’un Biden prêt à sacrifier jusqu’au dernier, toute une génération d’Ukrainiens et le patrimoine qu’elle a édifié. Il est évident que seule compte la solution négociée. Mais il faudra l’imposer à Biden et non pas l’attendre pendant que les Ukrainiens tombent et que leur pays brûle. Emmanuel Macron, président du Conseil européen est bien placé pour promouvoir cette solution, sans attendre et à n’importe quel prix. Tout autre attitude, tout attentisme affecté, serait un viol des principes moraux auxquels on se réfère aujourd’hui dans nos media jusqu’à l’hystérie mais sans grande sincérité.

Jean-Pierre Bensimon

le 18 mars 2022

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1 - « Victoria Nuland est considérée comme responsable du traitement public de l'assassinat de l'ambassadeur américain en Libye, J. Christopher Stevens. Elle a notamment rédigé une note controversée conseillant de nier une action terroriste organisée »  https://fr.wikipedia.org/wiki/Victoria_Nuland

2 - ibi

3 Volodymyr Zelensky, in Wikipedia, paragraphe « Style, communication et media » https://fr.wikipedia.org/wiki/Volodymyr_Zelensky