Invité par un institut américain, Gérard Araud, un ambassadeur de France renommé, a critiqué la volonté américaine d'exercer une hégémonie perpétuelle sur le monde, menant à une véritable guerre économique contre la Chine. Les mises en garde de Gérard Araud sont le pendant de celles d'un autre ambassadeur, Maurice Gourdault-Montagne, et du général Pierre de Villiers insistant sur l'idée que la guerre de Biden contre la Russie "n'est pas la notre." Ces vues partagées de la sphère dirigeante française sont profondément critiques de l'alignement d'Emmanuel Macron sur Washington. [Dialexis]
Gérard Araud |
Le haut diplomate français a souligné que les
États-Unis sont engagés dans une "guerre économique" contre la Chine
et que l'Europe est inquiète de la "politique d'endiguement" de
Washington, car de nombreux pays européens ne veulent pas être contraints de
"choisir un camp" dans une nouvelle guerre froide.
M. Araud a condamné les diplomates américains
qui veulent donner à Washington le statut perpétuel de "leader" du
monde, et défendu l'idée que l'Occident doit travailler avec les autres pays du
Sud, "sur un pied d'égalité", afin de "trouver un compromis avec
nos propres intérêts".
Il a mis en garde contre les demandes
"maximalistes", "qui consistent simplement tout faire pour
maintenir l'hégémonie occidentale."
Gérard Araud a fait ces remarques lors d'un
débat sur le thème "L'Amérique
est-elle prête pour un monde multipolaire ?", organisé le 14 novembre
par le Quincy Institute for Responsible Statecraft, un groupe de
réflexion situé à Washington, qui plaide pour une politique étrangère plus
modérée et moins belliqueuse.
Les références de Gérard Araud sont celles de l'élite du pays. Haut diplomate français à la retraite, il a été ambassadeur s aux
États-Unis de 2014 à 2019. De 2009 à 2014, il a été le représentant de Paris
auprès des Nations unies.
Avant cela, il avait été ambassadeur de France
en Israël, et précédemment en fonction auprès de l'OTAN.
Il a également été nommé "senior
distinguished fellow" à l'Atlantic
Council, le think tank notoirement belliqueux de l'OTAN à Washington.
Ce passé de sang bleu rend les commentaires
francs d'Araud encore plus importants, car ils reflètent les sentiments d'une
partie de la classe dirigeante française et de la classe politique européenne,
qui est préoccupée par la domination unipolaire de Washington et souhaite que
le pouvoir soit plus décentralisé dans le monde.
L'"ordre fondé sur des règles" n'est en fait qu'un
"ordre occidental".
Gérard Araud a expliqué que le soi-disant
"ordre fondé sur des règles" n'est en fait qu'un "ordre
occidental" et que les États-Unis et l'Europe dominent de façon
injustifiée des organisations internationales comme les Nations unies, la
Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) :
"Pour être franc, j'ai toujours été
extrêmement sceptique quant à cette idée d'un "ordre fondé sur des
règles".
"Personnellement, par exemple, écoutez,
j'étais le représentant permanent auprès des Nations unies. Nous aimons les
Nations unies, mais les Américains pas trop, vous savez.
"Et en fait, quand vous regardez la
hiérarchie des Nations unies, tout le monde est à nous. Le secrétaire général
[António Guterres] est portugais. Il était sud-coréen [Ban Ki-moon]. Mais quand
vous regardez tous les sous-secrétaires généraux, ils sont tous vraiment
américains, français, britanniques, etc. Quand vous regardez la Banque
mondiale, quand vous regardez le FMI, et ainsi de suite.
"Donc c'est le premier élément : cet ordre
est notre ordre.
"Et le deuxième élément est aussi que, en
fait, cet ordre reflète l'équilibre des forces en 1945. Vous savez, vous
regardez les membres permanents du Conseil de sécurité.
"Les gens oublient vraiment que, si la
Chine et la Russie sont obligées de s'opposer [avec] leur veto, c'est parce
que, franchement, le Conseil de sécurité est la plupart du temps, 95 % du
temps, à majorité occidentale.
"Donc cet ordre franchement - et vous
pouvez aussi être sarcastique, parce que, les Américains veulent avant tout
faire ce qu'ils veulent, et même si c'est contre le droit international, tel
qu'ils le définissent, ils le font.
"Et c'est la vision que le reste du monde
a de cet ordre.
"Vous savez vraiment, quand j'étais aux
Nations Unies, c'est un endroit fascinant, parce que vous avez les ambassadeurs
de tous les pays, et vous pouvez avoir des conversations avec eux. La façon de
voir monde qu'ils projettent, leur vision de notre monde, n'est certainement
pas celle d'un "ordre fondé sur des règles" ; mais d'un ordre
occidental.
"Et ils nous accusent de faire deux poids,
deux mesures, d'être hypocrites, et ainsi de suite.
"Je ne suis donc pas sûr que cette
question des "règles" soit vraiment la question essentielle.
"Je pense que la première chose que nous
devrions faire serait peut-être, comme on dit en français, de nous mettre à la
place de l'autre partie, d'essayer de comprendre comment elle voit le monde.
Selon M. Araud, si la communauté internationale
veut sérieusement créer un "ordre fondé sur des règles", elle doit
"intégrer les principales parties prenantes dans la gestion du monde,
c'est-à-dire faire participer les Chinois, les Indiens et les autres pays, et
essayer de construire avec eux, sur un pied d'égalité, le monde de
demain".
"C'est le seul moyen ... Nous devrions
vraiment demander aux Indiens, demander aux Chinois, aux Brésiliens, et aux
autres pays, vraiment de travailler avec nous sur une base égale. Et c'est
quelque chose - ce ne sont pas seulement les Américains, aussi les Occidentaux,
qui devraient vraiment quitter leur position morale. Ils devraient comprendre
qu'ils ont leurs propres intérêts, que si sur certaines questions nous devons
travailler ensemble, sur d'autres questions nous ne devons pas travailler
ensemble."
"N'essayons pas de reconstruire la
forteresse Ouest ...Cela ne doit pas être l'avenir de notre politique
étrangère".
Le diplomate français critique la nouvelle
guerre froide des États-Unis contre la Chine
Gérard Araud a révélé qu'en Europe, on ressent
une "inquiétude" en voyant les États-Unis mener une "politique
d'endiguement" contre la Chine.
"Je pense que les relations internationales
vont être largement dominées par la rivalité entre la Chine et les États-Unis.
Et à mon avis, la politique étrangère consistera dans les années à venir à
trouver le modus vivendi (...) entre les deux puissances".
Araud a souligné que Washington est engagé dans
une "guerre économique" contre Pékin, qu'elle tente "en priorité
de couper toute relation avec la Chine dans le domaine des puces avancées, ce
qui envoie un message du type : "Nous allons essayer de vous empêcher de devenir
une économie avancée. C'est vraiment, c'est une guerre économique".
"Vraiment du côté américain, c'est le
développement de la guerre économique contre la Chine. C'est vraiment couper,
rendre impossible la coopération dans un domaine très important, critique, pour
l'avenir de l'économie chinoise".
M. Araud a insisté sur le fait que la Chine
n'est pas seulement "émergente" ; elle est en fait
"ré-émergente" et occupe une position géopolitique de premier plan,
comme elle l'a fait pendant des centaines d'années, avant la montée du
colonialisme européen.
Il a souligné que de nombreux pays d'Asie ne
veulent pas être contraints de choisir un camp dans cette nouvelle guerre
froide et qu'ils craignent de devenir une zone de conflits par procuration
comme l'Europe l'a été lors de la première guerre froide :
"L'Asie ne veut pas être l'Europe de la
guerre froide. Ils ne veulent pas d'un rideau de bambou. Ils ne veulent pas
choisir leur camp.
"L'Australie a choisi son camp, mais c'est
un cas particulier. L'Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, elles ne
veulent pas choisir leur camp, et nous ne devrions pas exiger qu'elles
choisissent leur camp.
"Nous devons donc avoir une politique
flexible de dialogue avec les Chinois, parce que parler est aussi une façon de
les rassurer, d'essayer de comprendre leurs intérêts, et aussi de définir nos
intérêts sans être maximalistes, en essayant simplement de maintenir
l'hégémonie occidentale.
M. Araud a contesté l'idée que les États-Unis sont
le "leader" unipolaire naturel du monde, en déclarant :
"Les Américains sont entrés dans le monde,
en un sens, en étant déjà le grand garçon du quartier. En 1945, ils
représentaient 40% du PIB mondial.
"Ce qui peut aussi expliquer ce qu'est la
diplomatie américaine. Le mot des diplomates américains, le mot de la
diplomatie américaine est "leadership".
"Vraiment, c'est toujours frappant pour
les étrangers, dès qu'il y a un débat sur la politique étrangère américaine,
immédiatement les gens disent : "Nous devons restaurer notre
leadership". Le leadership. Et les autres pays peuvent dire,
"Pourquoi le leadership ?
"L'Occident doit "essayer de voir le
monde depuis Pékin".
Gérard Araud a également critiqué les médias
occidentaux pour leur couverture caricaturalement négative de la Chine. Le haut
diplomate français a appelé les responsables à "essayer de voir le monde
depuis Pékin" :
"Quand on regarde les journaux européens
ou occidentaux, on a l'impression que la Chine est une sorte de monstre sombre
qui va de l'avant, qui ne commet jamais d'erreur, qui n'est jamais vraiment
confronté à un problème, et qui va vers la domination du monde - vous savez,
les Chinois travaillent 20 heures par jour, ils ne veulent pas de vacances, ils
s'en fichent, ils veulent dominer le monde.
"Peut-être que si nous essayons de voir le
monde depuis Pékin, nous considérerons certainement que toutes les frontières
de la Chine sont plus ou moins instables, ou menacées, ou confrontées à des
pays inamicaux, et cela du point de vue chinois.
"Peut-être veulent-ils améliorer leur
situation. Cela ne signifie pas que nous devons l'accepter, mais peut-être
voir, se rappeler, que toute mesure défensive d'un côté est toujours considérée
comme offensive par l'autre côté.
"Il faut donc comprendre que la Chine a
ses propres intérêts. Vous savez, même les dictatures ont des intérêts
légitimes. Examinons donc ces intérêts, et essayons de trouver un compromis
avec nos propres intérêts.
Araud a poursuivi en soulignant que le
gouvernement américain ne cesse de menacer militairement la Chine, envoyant des
navires de guerre à travers la planète vers ses côtes, mais ne tolérerait pas
une seconde que Pékin lui fasse la même chose :
"Lorsque j'étais à Washington, juste après
le discours [anti-chinois belliciste] du vice-président Pence à l'Hudson
[Institute] en octobre 2018, j'ai rencontré beaucoup de spécialistes de la
Chine à Washington, DC, mais lorsque j'essayais de leur dire, vous savez, vos
navires [américains] patrouillent à 200 miles des côtes chinoises, à 5000 miles
des côtes américaines, quelle serait votre réaction si des navires chinois
patrouillaient à 200 miles de vos côtes ?
"Et manifestement, mes interlocuteurs ne comprenaient
pas ce que je voulais dire. Et c'est là la question, vous savez, il faut
vraiment essayer de comprendre quels sont les intérêts raisonnables de l'autre
partie.
M. Araud a souligné que la Chine "n'est
pas une menace militaire" pour l'Occident.
Avec cette nouvelle guerre froide entre les
États-Unis et la Chine, a expliqué Gérard Araud, "dans ce contexte, la
Russie est un peu comme l'Autriche-Hongrie avec l'Allemagne avant la Première
Guerre mondiale, est un peu condamnée à être le 'brillant second' de la
Chine."
Si M. Araud a sévèrement dénoncé l'invasion de
l'Ukraine par la Russie en février 2022, il a également critiqué les sanctions
occidentales à l'encontre de Moscou, qui, a-t-il pointé, " vues du côté
européen, nous inflige une certaine douleur."
Il a prévenu que l'Europe se trouve dans une
"impasse" avec la Russie, "parce que tant que la guerre en
Ukraine se poursuivra, et je parie malheureusement qu'elle pourrait se
poursuivre longtemps, il sera impossible pour les Européens, et les Américains
dans un sens, mais aussi pour les Européens de mettre fin aux sanctions contre
la Russie, ce qui signifie que notre relation avec la Russie pourrait être
gelée pour un avenir indéfini."
"Et je pense qu'il est très difficile
d'avoir une activité diplomatique [avec la Russie] dans cette situation",
a-t-il ajouté.
Titre original : Frenchambassador: US ‘rules-based order’ means Western domination, violating international law
Date de première publication : 21 novembre 2022 in Multipolarista
Auteur : Ben Norton, journaliste
Traduction : Dialexis