10 déc. 2022

La rupture du cours historique de la Russie projette son destin dans une nouvelle ère par Dmitry V. Trenin

 Le mot "rupture" dans le titre a été délibérément choisi. Il est toujours possible de faire demi-tour et de revenir au point de départ, mais il est aussi possible de tout redessiner. La "rupture" signifie l'irréversibilité de ce qui s'est passé.

Dmitry V. Trenin


Rupture

La "rupture" dans la politique étrangère russe ne s'est pas produite immédiatement. Au milieu des années 2000, il est devenu évident que la politique de Moscou visant à intégrer la Fédération de Russie en tant que grande puissance dans l'ordre mondial centré sur les États-Unis (établi après la fin de la guerre froide) nécessitait au moins une correction. Une tentative dans ce sens, effectuée au tournant des années 2010 sous les slogans de "réinitialisation" des relations de la Russie avec les États-Unis et de "modernisation des partenariats" avec l'Allemagne et d'autres pays européens, s'est soldée par un échec. La crise ukrainienne de 2014 a définitivement enterré l'idée de l'intégration de la Russie dans la communauté occidentale ainsi que le projet connexe de "Grande Europe de Lisbonne à Vladivostok".

La mise en tension des relations de la Russie avec l'Occident, a été suivie d'un processus de détérioration d'allure exponentielle. Les sanctions économiques des États-Unis et de l'UE, les rivalités politiques et la guerre de l'information ont transformé l'ancien partenariat en une confrontation que beaucoup ont dénommée, par analogie avec la confrontation de la seconde moitié du XXe siècle, une "guerre hybride." En février 2022, la guerre hybride a pris une dimension militaire, la confrontation a été remplacée par une lutte (jusqu'à présent, une lutte par procuration, si l'on parle du conflit entre la Russie et les États membres de l'OTAN, menés par les États-Unis). Cette situation a complètement démoli l'héritage du partenariat, dissipant les dernières illusions. La "rupture" est devenue un fait.

Le conflit militaire en Ukraine a ouvert une étape entièrement nouvelle dans le développement interne de la Russie. Les frontières du pays, sa démographie, son système économique, ses relations et attitudes sociales, son environnement politique, son système idéologique, et bien d'autres choses encore, sont en train de changer.

La "première édition" de la Fédération de Russie est terminée ; le pays traverse une période de transition vers un nouvel état qualitatif, dont les contours ont déjà commencé à se dessiner. L'ampleur et l'importance des changements en politique étrangère ne sont rien comparées à ces énormes changements internes. Mais pour la position internationale de la Russie, sa place et son rôle dans le monde, ils signifient un changement radical des conditions extérieures et, par conséquent, un changement des buts, des objectifs, des stratégies et des tactiques du "jeu". Voici quelques-uns des changements les plus importants :

Dans le nouvel environnement (même par rapport à la période 2014-2022), la Russie est confrontée à un Occident collectif politiquement mobilisé. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, le degré de cohésion entre les pays anglophones, l'Europe et les alliés asiatiques autour des États-Unis, a atteint des niveaux inégalés auparavant. Non seulement la Grande-Bretagne, la Pologne et les pays baltes, mais aussi l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne ont adopté une position fortement anti-russe.

Statut international et alliances

Pour la première fois dans son histoire, la Russie n'a pas d'alliés à l'Ouest, et elle manque d'interlocuteurs, capables de jouer le rôle de médiateurs, d'"interprètes", etc.

La neutralité traditionnelle d'un certain nombre d'États européens a été balayée.

La neutralité traditionnelle d'un certain nombre d'États européens a été balayée et annulée. [Je ne parle pas seulement de] la Finlande et de la Suède, qui ont décidé d'adhérer à l'OTAN, mais aussi de l'Autriche, de l'Irlande et même de la Suisse, qui n'est membre d'aucune union, qui ont dans les faits rejoint l'alliance anti-russe. Le Vatican se range également du côté de cette coalition qui compte une cinquantaine de pays dans le monde.

Certes, les pays occidentaux ne sont pas parvenus à isoler la Russie sur le plan politique dans le monde entier, mais ils ont réussi à tourner les institutions internationales à leur avantage. En plus du contrôle des appareils de ces institutions, l'Occident a réussi à obtenir une majorité de votes en faveur de résolutions anti-russes.

En conséquence, les organisations internationales, à la création desquelles Moscou a pris une part des plus actives, et dans lesquelles elle a longtemps joué un rôle de premier plan, les considérant comme les fondements d'un ordre mondial juste, l'ONU et l'OSCE, se sont retournées contre la Russie.

Même la présence physique des représentants russes aux forums de ces organisations est désormais dépendante des décisions des autorités américaines et européennes. Le statut de la Russie, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, a été remis en cause, tandis que le droit de veto de la Russie au Conseil est contourné par le transfert de questions [soumises au vote] à l'Assemblée générale. La dissuasion nucléaire, sur laquelle les dirigeants russes comptaient pour garantir que leurs intérêts vitaux seraient protégés de manière fiable contre les empiètements extérieurs, a prouvé son inadéquation.

Interventions occidentales et provocations

Les avertissements du président russe sur les conséquences les plus graves pour les pays occidentaux d'une intervention dans le conflit ukrainien n'ont pas empêché la participation active et efficace des États-Unis et des États membres de l'OTAN à l'armement et à l'entraînement de l'armée ukrainienne, à la fourniture d'informations de renseignement en temps réel à Kiev, à une assistance financière, économique et technique à grande échelle, en d'autres termes, ils n'ont pas empêché une intervention active dans la guerre (sans envoyer leurs propres forces armées en Ukraine).

Qui plus est, les déclarations des responsables russes concernant les capacités nucléaires de la Russie ainsi que les exercices des forces nucléaires stratégiques russes ont été largement interprétés en Occident et repris dans le monde entier comme la preuve que Moscou se prépare à déclencher une guerre nucléaire.

Ce qui est paradoxal, cependant, c'est que ces déclarations n'aient pas entraîné de protestations publiques en Occident contre la menace nucléaire et pour la fin du soutien militaire à l'Ukraine. Ce "facteur de peur", qui existait dans la conscience publique des pays occidentaux, en particulier en Europe, pendant les années de la guerre froide, a pratiquement cessé de jouer un rôle significatif. La guerre indirecte de l'OTAN contre la superpuissance nucléaire russe n'est plus perçue comme quelque chose de vraiment dangereux aux États-Unis et en Europe.

Les raisons en sont évidentes : la décision des dirigeants russes de lancer une attaque nucléaire contre les États-Unis ou les États membres de l'OTAN est considérée comme impensable, en raison de la nature évidemment suicidaire d'une telle décision.

En revanche, l'utilisation d'armes nucléaires en Ukraine aurait des conséquences limitées et ferait passer la Russie pour un ennemi de l'humanité entière. De plus (et ce fait me semble incroyable), le bombardement systématique par les troupes ukrainiennes de la centrale nucléaire de Zaporozhye, contrôlée par la Russie, ne suscite aucune réaction de la part de l'opinion publique occidentale. Le rôle de l'Ukraine dans cette situation est occulté, contrairement au bon sens. À son tour, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) couvre essentiellement la partie qui met en danger la sécurité nucléaire de l'Europe.

Les provocations contre la Russie ne s'arrêtent pas là. Outre les incidents possibles avec le combustible nucléaire usagé, qui pourraient être provoqués par l'Ukraine et l'Occident, il y a le danger de provocations impliquant des armes chimiques et des matériaux biologiques. L'expérience de la guerre en Syrie et le contrôle total que les pays occidentaux exercent sur l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) créent une véritable menace de provocations, dont la Russie sera tenue responsable.

Un autre danger potentiel sérieux est celui d'éventuels incidents avec des bombardements de territoires ou de cibles et plates-formes militaires (avions, navires) d'États membres de l'OTAN orchestrés par l'Ukraine. Kiev essaierait de faire porter le chapeau à la Russie pour ces derniers, comme cela a déjà été le cas en novembre 2022 sur le territoire de la Pologne limitrophe de l'Ukraine. L'objectif de ces provocations pourrait être une escalade du conflit jusqu'à un affrontement militaire direct OTAN - Russie.

Collapsus des liens économiques

Les liens économiques de la Russie avec l'Occident ont été éliminés. La guerre des sanctions menée par les États-Unis et l'Union européenne contre la Russie a commencé en 2014 et n'a cessé de s'intensifier depuis. Cependant, en 2022, elle s'est transformée en une guerre économique, monétaire et financière totale. En conséquence, le modèle géoéconomique que Moscou poursuivait depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la transition vers des relations de marché a été [gravement] endommagé dans son segment le plus important, à savoir les relations avec l'Occident (le principal partenaire commercial, d'investissement et technologique de la Russie).

La Russie a été confrontée à quelque chose qu'elle n'avait jamais prévu, à savoir le gel et la confiscation des réserves souveraines en devises étrangères, des actifs des entreprises privées et, pratiquement, l'exclusion des transactions financières effectuées en devises occidentales.

En conséquence, le pays a non seulement perdu la moitié des réserves de sa banque centrale, mais il a également perdu l'accès aux marchés occidentaux.

Ainsi, l'espoir que les acteurs économiques occidentaux, agissant dans leur propre intérêt, atténueraient les conséquences des affrontements géopolitiques ne s'est pas concrétisé.

L'effondrement des liens énergétiques avec l'Europe a été une déception particulièrement douloureuse pour Moscou. Ces liens, créés et entretenus par les dirigeants russes pendant cinquante ans, y compris à l'époque de la guerre froide, étaient perçus comme une garantie de stabilité des relations entre la Russie et l'Europe (contrairement aux relations avec les États-Unis, où rien de tel n'existait). La Russie a tenté de cultiver par tous les moyens possibles l'image d'un fournisseur d'énergie très fiable pour l'UE. En outre, le pays s'est appuyé sur la présomption qu'il n'existait pas d'alternative commerciale aux fournitures de gaz russe à l'Europe.

Nombreux étaient ceux qui, à Moscou, comptaient sur le fait que "l'arme énergétique" de la Russie, c'est-à-dire [la possibilité de fermer] "la vanne du gaz", empêcherait l'Europe de rompre ses liens avec la Russie.

Cette attente a également échoué. Les décisions de l'UE de renoncer aux importations de pétrole et de charbon russes et d'imposer des restrictions (qui prévoient l'interdiction progressive des importations de gaz), adoptées selon un raisonnement purement politique, ont rompu un lien matériel majeur entre la Russie et l'Europe. La destruction du gazoduc Nord Stream par un acte de sabotage en septembre 2022 est venue symboliser l'effondrement de ces relations.

Fin du partenariat russo-allemand

Dans ce contexte, le démantèlement rapide du partenariat russo-allemand est devenu le plus grand événement de la géopolitique européenne. [Ce partenariat] était fondé sur la réconciliation phénoménale entre la Russie et l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale (qui ne prévoyait pas d'intégration institutionnelle) et sur le rôle joué par l'Union soviétique dans la question de l'unification de l'Allemagne après la fin de la guerre froide.

Les relations entre Moscou et Berlin sont à nouveau hostiles : dans la conscience publique allemande, l'image d'une Russie arriérée, réactionnaire et agressive est rapidement restaurée, tandis que dans la conscience publique russe, sur fond d'images [sur Internet] d'armements livrés à l'Ukraine par l'Allemagne, les souvenirs de l'invasion hitlérienne redeviennent d'actualité.

Contrairement aux liens russo-allemands très forts depuis la réunification allemande, Olaf Scholz et Vladimir Poutine sont très éloignés

La relation empoisonnée entre les deux acteurs majeurs en Europe répond aux intérêts géopolitiques américains et britanniques mais devient un facteur important de l'instabilité européenne future.

L'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine [ci-après, l'OMS] a constitué un test non seulement pour les adversaires de la Russie et les États anciennement neutres, mais aussi pour les alliés officiels et les partenaires d'intégration de Moscou. Ce test a révélé un véritable état de fait, dont il n'est pas habituel de parler publiquement. De tous les alliés de la Russie au sein de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), seul le Belarus s'est rangé du côté de Moscou et lui a apporté un réel soutien.

Tous les autres alliés, ainsi que les partenaires de l'Union économique eurasienne (UEE), ont adopté une position neutre. Leur principale motivation était d'éviter de gâcher les relations avec les États-Unis et l'Occident de quelque manière que ce soit et de profiter de l'attention portée par Moscou à l'Ukraine pour diversifier davantage leur politique étrangère et continuer à se distancier de la Russie. Cette situation soulève la question de la politique future de Moscou à l'égard des problèmes de relations alliées et d'intégration avec les anciennes républiques soviétiques.

L'incapacité de la Russie à résoudre rapidement les problèmes de la CEI a considérablement réduit les estimations de la puissance militaire russe dans de nombreux pays européens.

Ce changement (ainsi que la libération [de la population européenne] de la peur des armes nucléaires, a sorti les Européens de leur état de torpeur face à la "menace militaire russe" et les encourage à mener une politique plus offensive à l'égard de la Russie, fondée sur la présomption collective de supériorité matérielle et morale de l'Occident.

Naturellement, l'OMS est devenue avant tout un test pour la Russie elle-même. Elle a révélé de graves problèmes en matière de stratégie et de tactique politiques et militaires, d'entraînement, d'armement, d'équipement et de dotation en personnel des forces armées [russes], de préparation du pays à la mobilisation (y compris celle de l'industrie), de dimension idéologique de la politique de l'État et de comportement d'une partie des élites et de la société.

Pris ensemble, ces problèmes et d'autres, jusqu'à ce qu'ils soient surmontés, découragent les alliés de la Russie et encouragent ses adversaires, incitant ces derniers à mettre en avant des objectifs plus décisifs jusqu'à la "résolution finale de la question russe" en infligeant une défaite stratégique à la Russie et en incitant à un changement de régime politique dans le pays, avec la démilitarisation (y compris la dénucléarisation), le reformatage géographique et politique, la rééducation et le remplacement des élites qui s'ensuivront. Le résultat sera la marginalisation totale de la Russie (ou de ce qu'il en reste) sur la scène internationale.

Nouvelles alliances

Dans ce contexte de graves cataclysmes géopolitiques, de fissures et de crevasses, la conséquence positive la plus importante pour le statut international de la Russie a été la position de nombreux pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine (y compris les plus grands).

La Chine, l'Inde, la Turquie, l'Iran, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Indonésie, cherchant à consolider leur souveraineté et à accroître leur rôle dans la gouvernance mondiale, ont adopté une position formellement neutre dans le conflit russo-occidental.

Dans certains cas (par exemple en Iran et en Chine), cette position est clairement pro-russe ou favorable à Moscou, mais dans tous les cas, y compris celui de la Turquie, qui est un État membre de l'OTAN et un allié des États-Unis, elle sert objectivement les intérêts russes.

Ce groupe d'États qui ont refusé de se joindre aux sanctions anti-russes (bien qu'ils aient en partie soutenu les résolutions politiques condamnant les actions de la Russie) est maintenant de plus en plus désigné comme la "majorité mondiale." Naturellement, cette majorité n'est pas homogène, les intérêts des différents États divergent largement, et le volume et la qualité des relations avec la Russie varient. Il existe des complications, des contradictions et même des éléments de rivalité, mais d'une manière générale, la majorité mondiale est devenue la ressource la plus importante et la plus précieuse de la politique étrangère russe contemporaine. L'Union soviétique ne bénéficiait pas d'une ressource potentielle aussi puissante pendant la guerre froide.

Rappelons qu'à l'époque, Moscou devait dépenser des ressources et faire de gros efforts pour maintenir dans son orbite les pays d'Europe de l'Est, dont deux seulement, la RDA et la Tchécoslovaquie, avaient développé un potentiel industriel et technologique.

La Chine, quant à elle, a été l'adversaire de l'URSS pendant un quart de siècle ; l'Inde n'a que récemment jeté les bases d'une industrie lourde moderne ; l'Iran était un allié des États-Unis avant la révolution islamique, mais après celle-ci, il a perçu l'URSS et les États-Unis comme un "État satanique". La Turquie, Israël et l'Arabie saoudite sont des éléments importants du "système d'endiguement des soviétiques" sur le front sud ; le Brésil est un allié loyal de Washington ; et l'Afrique du Sud de l'époque de l'apartheid est impliquée dans des guerres non déclarées avec des régimes prosoviétiques en Afrique australe.

La voie du succès

La situation de la politique étrangère de la Russie a donc changé de façon spectaculaire, mais elle n'est pas désespérée. Il n'y a pas de retour en arrière possible, ou plutôt, une voie théorique vers la capitulation existe, mais même cette voie ne ramènera pas la Russie au 20 février [2022] ou 2013 [statu quo ante]. C'est une voie qui mène à la catastrophe nationale, au chaos probable et à une perte inconditionnelle de souveraineté.

Si nous souhaitons non seulement éviter un tel scénario, mais aussi atteindre un niveau qualitativement plus élevé d'interaction avec le monde environnant, notre direction commune ne peut être qu'un mouvement vers l'avant.

La résolution du problème ukrainien est une condition impérative du succès. Nous sommes obligés d'envisager tous les scénarios d'évolution du conflit actuel. Perdre la guerre (malgré tous nos efforts) et, par conséquent, une victoire effective de l'ennemi comporte le risque de bouleversements.

Il est vrai que de telles guerres se sont produites dans l'histoire de la Russie, par exemple, la guerre de Crimée et la guerre russo-japonaise, qui ont conduit à des réformes internes et à la poursuite du développement.

D'autres gains ont été tirés des défaites. Par exemple, le traité de Brest-Litovsk [1918] a sauvé les bolcheviks aux côtés des États-Unis ; le traité de Riga [1921], qui a mis fin à la guerre soviéto-polonaise ratée, a stabilisé la frontière occidentale de l'Union des républiques soviétiques naissante ; le prix exorbitant payé pour la victoire dans la guerre russo-finlandaise est devenu la première contribution à la victoire dans la Grande guerre patriotique.

Dans les circonstances actuelles, cependant, ceux qui, en Russie, espèrent une répétition des événements de 1855-1856 [après la guerre de Crimée] devraient toujours se souvenir de la tragédie de 1916-1917.

Éviter la défaite, cependant, ne signifie pas la victoire. Un scénario de "gel" des hostilités le long des lignes de front signifierait que Moscou admet son incapacité à atteindre les objectifs déclarés du OMS, c'est-à-dire sa défaite morale [celle de la Russie].

En outre, un tel "gel" ne serait qu'un simple répit précédant une reprise, plus que probable, des hostilités par un adversaire qui n'a pas l'intention de renoncer à ses objectifs maximalistes. Néanmoins, cette option existe et, pour autant que l'on puisse en juger, les parties intéressées travaillent sur cette option.

Le succès stratégique

Il existe aussi le scénario du succès stratégique. Ici, je n'emploie délibérément pas le mot "victoire", car dans notre conscience collective nationale, après 1945, ce mot a commencé à signifier une défaite écrasante de l'ennemi, sa reddition complète et inconditionnelle.

Appliqué à la situation en Ukraine, la prise de contrôle par la Russie de l'ensemble des parties orientale, méridionale et centrale du pays voisin serait considérée comme un succès stratégique. La partie occidentale de l'Ukraine, qui resterait hors du contrôle russe, ne peut en principe pas être intégrée dans l'espace civilisationnel russe ; elle deviendrait un corps étranger, une source d'instabilité.

En effet, la Galicie et la Volynie, ainsi laissées de côté, deviendraient inévitablement un bastion de l'ultra-nationalisme ukrainien et une zone d'étape de la présence et de l'influence occidentales, mais cette zone d'étape n'aurait pas la masse critique suffisante pour menacer sérieusement la Russie. Le succès global de la politique russe en direction de l'Ukraine dépendra essentiellement de la consolidation des gains militaires par l'intégration politique, économique et idéologique des territoires contrôlés à la Russie.

Ce scénario exigera d'énormes ressources et des efforts ciblés pendant de nombreuses années et, malheureusement, de grands sacrifices. Toutefois, d'un point de vue stratégique, il serait possible de le gagner.

Toute solution au conflit ukrainien ne signifiera pas l'établissement d'un statu quo stable en Europe orientale. La pression occidentale sur la Russie dans la zone européenne se poursuivra selon plusieurs voies. Outre la voie ukrainienne elle-même, qui restera le principal point sensible, ces voies comprendront la Biélorussie, la Transnistrie, Kaliningrad et le Caucase [directions]. Moscou devra renforcer sa position sur l'ensemble de la ligne de front géopolitique occidentale, de l'Arctique à la mer Noire, afin de résister à cette pression.

En fait, la Russie a été pratiquement évincée de l'ordre mondial centré sur les États-Unis pour avoir tenté d'en sortir et de protéger ses intérêts fondamentaux en matière de sécurité. Dans les turbulences mondiales qui s'ensuivent (qui existent non seulement en géopolitique, mais aussi en géoéconomie et dans la sphère militaire), la Russie n'a plus aucun intérêt, ni aucune capacité particulière à maintenir le statu quo en Europe et dans le monde entier.

Autrefois l'un des piliers des soutiens et des gardiens de l'ordre établi en 1945, la Russie s'est transformée en un pays guerrier, défendant sa souveraineté et son identité, et luttant pour un ordre mondial qui exclut l'hégémonie d'un seul État. Il s'agit d'un nouveau rôle, qui fait écho à celui de la Russie révolutionnaire, mais qui, en même temps, s'en distingue fortement. Apprendre à jouer ce rôle avec succès ne sera pas facile.

La transition vers un nouvel ordre mondial prendra une ère entière et dépendra dans une large mesure de l'issue de la rivalité entre les deux principales puissances mondiales, à savoir les États-Unis et la Chine. Jusqu'à présent, les États membres des BRICS (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud et autres pays de la majorité mondiale) sont enclins à corriger l'ordre mondial, plutôt qu'à le remplacer radicalement, et encore moins à le démanteler. Cette situation est toutefois fluide, et le conflit entre la Russie et l'Occident a un impact significatif sur son évolution future.

Dans ces circonstances, à condition qu'elle résiste à la dure confrontation avec l'Occident, la Russie est confrontée à une longue période, pendant laquelle la position du pays dans le monde sera ambivalente, ou "hybride". Un fort isolement de la Russie par l'Occident sera suivi d'un développement actif de la coopération avec les pays de la majorité mondiale et d'un rapprochement avec ses dirigeants.

Le statut de "paria" de la Russie signifie logiquement que Moscou a les mains libres en ce qui concerne ses relations avec ses anciens partenaires, qui se sont à nouveau transformés en adversaires.

Cette liberté d'action doit être mise à profit. Le pire serait que les Russes se croisent les bras et s'assoient dessus pour faire bonne mesure.

Par exemple, il convient de revoir l'attitude à l'égard de la stabilité stratégique. Ce concept n'est pas identique à la relation stratégique des États-Unis, et il doit encore moins se résumer à la somme des accords et des ententes avec Washington.

La clé de la stabilité stratégique de la Russie réside dans le développement de ses propres capacités dans divers domaines. À leur tour, les accords avec les États-Unis, s'il y en a, ne peuvent servir que d'adjuvant à ces capacités, adjuvant très conditionnel compte tenu du degré élevé de méfiance entre les parties -. Un examen attentif des problèmes [entourant la] question de la non-prolifération nucléaire est également nécessaire. En tout état de cause, la Russie ne peut pas agir conformément aux approches américaines en matière de non-prolifération nucléaire à l'égard de l'Iran et de la RPDC.

Les perspectives de relations avec les pays de la majorité mondiale semblent beaucoup plus intéressantes et fructueuses. Le maintien de la stabilité stratégique dans le nouvel environnement exige une coopération plus approfondie avec la Chine et un dialogue approfondi avec l'Inde.

Les problèmes de sécurité énergétique liés au marché pétrolier doivent désormais être résolus en coopération avec la Chine et l'Inde (en tant que plus grands consommateurs [de produits énergétiques russes]), la Turquie en tant que plaque tournante émergente du gaz, l'Arabie saoudite et d'autres États membres de l'OPEP+, ceux liés au gaz - avec le Qatar.

Les principaux consommateurs de produits alimentaires russes sont également situés au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique. En termes de technologie, la Chine et l'Inde pourraient être des partenaires de premier plan. En ce qui concerne les relations bilatérales avec ces pays et d'autres et les relations multilatérales (dans le cadre de l'OCS, des traités des BRICS, etc.), la Russie doit mettre en place les éléments d'un ordre mondial de transition dans les sphères monétaire et financière afin d'échapper à l'"hégémonie américaine" ; sur le plan technologique, [notre pays doit] renforcer sa souveraineté nationale ; dans la sphère des médias, limiter la domination des médias anglo-américains.

Le renforcement des organisations internationales composées de pays non occidentaux, en augmentant leur efficacité et leur influence, ainsi que la mise en place de systèmes de sécurité régionaux dans l'ensemble de l'Eurasie, en Asie centrale, dans le Caucase, dans la mer Caspienne, dans la région du golfe Persique et dans d'autres régions, sont des points particulièrement importants pour jeter les bases d'un ordre mondial transitoire.) 

Pour résumer, on peut affirmer : la "rupture" dans les relations russo-occidentales est irréparable, il n'y a pas de retour en arrière possible, la Russie est assurée d'une confrontation difficile avec l'Occident pour une longue période ;

La défaite de la Russie dans cette lutte risque d'entraîner une catastrophe nationale, une solution de compromis durable est peu probable, tandis qu'un compromis sur un pied d'égalité est pratiquement exclu ; [la seule option qui reste est d'aller de l'avant].

La principale ressource de la Russie en matière de politique étrangère est la position de la majorité mondiale, qui aspire à une plus grande indépendance politique, économique et militaire sur la scène mondiale et à l'affirmation de sa propre identité dans le cadre de la civilisation mondiale ;

Le développement de la coopération politique, économique, technologique, militaire, informationnelle, culturelle et humanitaire avec les pays de la majorité mondiale est l'orientation la plus importante de la politique étrangère de la Russie dans un avenir prévisible ;

Le succès stratégique de la Russie est réaliste, car les ressources internes et externes nécessaires existent, mais il exige une forte volonté politique de la part des dirigeants, le patriotisme inconditionnel de l'élite et la solidarité nationale ;

Les chemins pour atteindre le succès sont assez évidents, mais ils sont très difficiles [à suivre], ils seront accompagnés de pertes et de sacrifices inévitables. Les clés de la victoire sont : une évaluation sobre d'une situation et des tendances les plus importantes, des objectifs clairement définis, une allocation appropriée des ressources, et une stratégie gouvernementale calibrée.

Les intertitres ont été ajoutés par Dialexis


Titre original : Russia Failed To Assess The Western Response To Ukraine Invasion,But There Is No Way Back, Russia Must Persevere And Conquer Most Of Ukraine

Auteur : Dmitry V.  Trenin est membre du Conseil de la politique étrangère et de défense de la Russie. Il était auparavant colonel dans les services de renseignements militaires russes. Il a été directeur du Carnegie Moscow Center avant les démêlés du groupe de réflexion ait des démêlés avec le régime de Poutine. Trenin est devenu un partisan à part entière de la guerre en Ukraine.

Date de publication : 8 décembre 2022 in MEMRI   Source : polit.ru

Traduction : Dialexis avec Deepl