Jake Sullivan (à gauche) et Anthony Blinken |
Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe
Biden, disait il y a une semaine : "Nous ne savons pas où cela va
finir," pour ajouter, "ce que nous savons, c'est qu'il est de notre
devoir de poursuivre notre soutien militaire à l'Ukraine." Contradictio in
adjecto : le contrôle de la guerre échappe à l'administration Biden, et la
bonne solution c'est poursuivre dans le même sens avec toutes les chances
qu'elle lui échappe totalement. Et si les choses tournent au vinaigre en Europe
,qu'y a-t-il de plus urgent qu'enflammer l'Asie? Sullivan se frotte les mains, Tokyo se lance
"dans une expansion militaire massive." Ce n'est pas parce que sa
constitution le lui interdit sa
constitution que les félicitations de l'Américain seront moins vives.
Un peu plus tôt, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, avait suivi la même logique dans The Telegrah. "Je crains que la guerre en Ukraine ne devienne incontrôlable et ne s'étende à une guerre majeure entre l'OTAN et la Russie. " Et il continuait, "si les choses tournent mal, elles peuvent tourner horriblement mal" car "les choses pourraient facilement échapper à tout contrôle et déboucher sur une confrontation directe majeure entre des puissances dotées de l'arme nucléaire."
Voila donc un autre haut responsable occidental qui affirme simultanément que la dynamique de la guerre lui file entre les doigts, que le danger est
majeur, et que c'est une excellente raison pour souffler sur les braises. Et il
ordonne : "les pays de l'OTAN doivent continuer à armer l'Ukraine".
En fait ces gens mentent, et il faut se souvenir que le mensonge "pour le bien" promu par le philosophe Léo Strauss, leur père idéologique, et inventeur de l'utilité pour les élites du "noble mensonge," est la pierre angulaire du néoconservatisme. Manipuler la vérité en brandissant une mythologie morale est leur marque de fabrique.
Dans
le cas de la guerre d'Ukraine, ils disent que la situation leur échappe, mais ils mentent encore une fois car ils sont persuadés qu'ils contrôlent parfaitement la dynamique de l'escalade en cours, et qu'ils se rapprochent tous les
jours de leurs objectifs de coupure durable des liens entre l'Allemagne et la
Russie, d'isolement, d'humiliation et d'affaiblissement définitif de Moscou,
sinon de destruction de l'État de la Fédération de Russie.
Et ces hauts responsables américano-otaniens joignent les
actes à la parole. Leur stratégie consiste à cheminer à tout moment au bord du
gouffre, à accumuler jour après jour de petites transgressions dans leur
"non-intervention directe" affichée et de tester jusqu'à quelle
intensité elle seront subies sans réaction par Moscou.
Aujourd'hui, il y a des troupes régulières US déployées officiellement par la Maison Blanche en Ukraine sous forme de petits "détachements de surveillance. "
Des unités d'élite de l'infanterie viennent d'être dépêchées en Estonie à une demi heure en voiture de la frontière russe.
La livraison de missiles Patriot susceptibles de frapper en profondeur le territoire russe est décidée après un simulacre d'hésitation, comme auparavant les HIMARS que Biden refusait parait-il, avant de se laisser convaincre.
Des rumeurs soigneusement entretenues laissent entendre que Washington étudie la "fermeture du ciel" au-dessus de l'Ukraine, en livrant des avions ou en impliquant les moyens de l'US Air Force.
Et cerise sur le gâteau,
la Maison Blanche affirme que Kiev peut reprendre la Crimée au risque de
l'entrée en lice d'armes nucléaires tactiques russes, sans s'en émouvoir le
moins du monde. On dirait presque qu'elle le souhaite et on verra plus loin
pourquoi elle y a grandement intérêt.
L'engrenage est en place et comme le disait Mao Ze Dong,
"une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine." D'un coté une
guerre de haute intensité n'est jamais statique, elle ne peut pas éviter
l'escalade (extension géographique, introduction de nouvelles armes de plus en
plus destructrices, nouvelles tactiques, .nouvelles cibles, etc...). De
l'autre, Moscou ne peut pas perdre, pour des raisons existentielles car non
seulement le régime mais la structure étatique n'y survivraient pas. Et
Washington ne peut pas perdre sans renvoyer les néoconservateurs qui
fourmillent dans l'entourage de Biden et le Deep state Démocrate dans leurs
foyers et les priver de leurs rêves d'hégémonie pour longtemps.
Ce qu'il y a de plus responsable dans cette grande nation
qu'est l'Amérique ne pouvait rester sourd et l'arme au pied tant qu'il est
encore possible de faire quelque chose.
Du coté militaire, le chef d'état major général de l'armée
américaine, le général Mark Milley, sortant de la réserve imposée aux chefs
militaires d'active, a ouvertement suggéré devant les média que le moment
imposait des négociations et que Kiev ne pouvait pas espérer obtenir
militairement plus qu'il n'a déjà.
Du coté politique, on se souvient de la lettre publiée puis retirée,
de trente parlementaires américains exigeant de Biden une exploration effective
de la voie diplomatique. Plus récemment le futur chef de la majorité
Républicaine au Congrès, Kevin McCarthy, a dit qu'il refuserait les chèques en
blanc à l'Ukraine.
Ces derniers jours le doyen de la pensée stratégique
américaine, Henry Kissinger, 99 ans, publiait dans The Spectator un appel à
"éviter une nouvelle guerre mondiale" qui a fait du bruit. Le vieil
apôtre du courant dit "réaliste," alarmé par le tour du conflit, a voulu donner une leçon de lucidité aux
néo-conservateurs enfiévrés qui mènent la danse à Washington, et leur donner
une chance de sortir du cercle vicieux de la surenchère.
Henry Kissinger |
D'abord, tirer les leçons de l'histoire et prendre la mesure
des risques. L'Europe s'est culturellement suicidée au début du vingtième
siècle, c'est-à-dire rétrogradée elle-même au second fauteuil de l'histoire
mondiale, faute de parvenir à interrompre à temps les ravages mutuellement
infligés par les combats. En 1916, après plusieurs millions de morts, une
tentative de négociation a échoué car le président Woodrow Wilson avait voulu
attendre l'élection présidentielle avant de lancer la médiation souhaitée par
les belligérants. Cela a coûté aux Européens plusieurs autres millions de morts
et le déclassement mondial, sans le moindre bénéfice pour quiconque à l'issue
des hostilités. L'art des responsables est de maitriser la montée aux extrêmes
et de savoir terminer leur guerre qui risque d'être mondiale avant d'en subir
les morsures cuisantes.
En second, la critique de l'objectif de victoire. Détruire
la structure étatique de la Russie qui semble être le rêve du trio
Sullivan-Blinken-Nuland et de beaucoup d'autres, créerait pour Kissinger un
vide propice à toutes sortes d'ambitions et de violences dans un pays immense
dotées du second arsenal nucléaire de la planète. Les hommes politiques
redoutent l'onde de choc de la chute d'un grand pays. D'ailleurs, lors de
l'effondrement de l'Union soviétique Georges H. W. Bush, s'était opposé aux
nationalistes sécessionnistes des Républiques de l'ancienne Union soviétique et
avait veillé par la suite à ce que l'arsenal nucléaire reste strictement
centralisé à Moscou.
Enfin, la Russie est pour Kissinger un élément de
l'équilibre général des forces en Europe
et en Eurasie, et cela depuis 500 ans! La fatalité cache tant d'options
biseautés dans son chapeau qu'il vaut mieux préserver cette carte éprouvée, qui
a fréquenté l'Histoire depuis si longtemps, pour les configurations de pouvoir
à venir.
Pour le reste les propositions de Henry Kissinger sont
consternantes. Elle reprennent le laïus officiel de l'agression de Poutine,
elles sous estiment jusqu'au ridicule le potentiel militaire actuel de la
Russie et esquivent la question de ses objectifs et de ses contraintes. Et
elles finissent dans des élucubrations futuristes sur les armes qui combattent
de leur propre chef.
Ce qu'il faut retenir en fin de compte, c'est l'inquiétude justifiée
du très vieux stratège qui voit sont pays s'embarquer à l'aveugle dans une
aventure risquée, et sa volonté de rendre un peu d'espace à la raison ou si
l'on veut aux intérêts bien compris de son pays.
Mais que recherche finalement la phalange néoconservatrice
de Biden dans la phase actuelle de la guerre ?
Beaucoup de nuages se sont accumulés dans son horizon.
Les capacités offensives de Kiev sont durablement émoussées.
Si la pénurie de
munitions d'artillerie est sérieuse, les industries des pays d'Europe centrale sont mobilisées pour produire en masse des obus adaptés à l'artillerie lourde d'origine soviétique qui peuple encore les arsenaux de Kiev. Mais les carences en munitions pour les armes ultramodernes américaines sont durables car il est long et complexe de
reconstituer les lignes de production, même aux Etats-Unis. Le potentiel
démographique de l'Ukraine qui en est à sa neuvième mobilisation, est
limité, d'autant que les Ukrainiens ont quitté leur pays par millions et que
de nombreux autres vont suivre avec la dégradation des conditions de vie dans
un hiver glacé (chauffage, alimentation, eau courante ne sont plus assurés). L'environnement
logistique des troupes du front devrait aussi se dégrader avec la poursuite de la politique russe
de destruction des infrastructures à double usage (civil et militaire).
De plus les alliés occidentaux renâclent à prolonger la
guerre au fur et à mesure qu'ils sont effectivement touchés par les effets
boomerang des sanctions. Thierry de Montbrial s'étonnait du comportement des
pays de l'UE, " Comme s’ils ne faisaient pas le lien entre la dégradation
économique qu’ils subissent et la guerre en Ukraine." Cela ne durera
pas. En même temps, un clivage
s'approfondit entre le monde occidental et les grandes concentrations humaine
de la planète dont les pays majeurs rejoignent le cadre des BRICS + ou de
l'Organisation de Coopération de Shanghai.
De son coté la Russie a regroupé et accru les effectifs de
ses forces combattantes. Elle a formé et lourdement armé des dizaines de
divisions. Ses lignes logistiques sont très courtes en regard de celles des
Occidentaux. A la veille d'un 11ème mois de guerre, elle bénéficie s d'un
important effet d'apprentissage qui devrait élever son efficacité combattive.
Les forces russes ont encore tout à prouver sur le champ de bataille,
mais c'est peu dire que l'armée ukrainienne ne va pas marcher sur des tapis de
roses dans les mois qui viennent.
Le risque du basculement du rapport des forces pourrait
expliquer les provocations concoctées tous les jours à Washington. Elle agissent
comme un aiguillon pour pousser Moscou à la faute. L'hypothèse idéale des
néoconservateurs est d'acculer le Kremlin à utiliser ses armes nucléaire
tactiques, par exemple pour défendre la Crimée. Et cela en faisant mine de les
banaliser tout en multipliant force menaces, tensions et provocations.
Le bénéfice serait énorme pour les "néocons" qui sont à la
manœuvre. La Russie serait réduite par le terrible appareil médiatique à un
État paria, infréquentable pour plusieurs décennies. L'objectif de rupture totale
et durable entre la Russie et l'Union européenne, Allemagne en tête, serait
solidement réalisé.
D'un autre coté l'ennemi chinois serait face à un dilemme
cornélien. Soit rompre totalement ses liens avec la Russie et perdre de féconds
échanges technologiques, l'arrière sibérien, et la sécurité énergétique que lui
offre Moscou. Soit ne pas rompre avec la Russie mais perdre son accès aux
marchés occidentaux, vitaux pour la plupart des secteurs de son économie
extravertie.
Nous sommes à l'ère du mensonge universalisé et des provocations permanentes, la marque de fabrique pluri décennale du néoconservatisme américain, une poignée de rêveurs violents et hyper actifs au centre du pouvoir américain incarné par Joe Biden. Ils ont provoqué des fleuves de sang en quelques décennies, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et à présent sur les terres d'Europe centrale. Ils ont toujours échoué dans le passé mais l'histoire n'est pas écrite.
Jean-Pierre Bensimon
le 20 décembre 2022