20 déc. 2022

Où mène la politique américaine du bord du gouffre, par Jean-Pierre Bensimon

Il y a beaucoup de raisons de penser que nous sommes réellement à la veille d'une nouvelle escalade dans la guerre d'Ukraine, dont la violence pourrait, tout aussi réellement, balayer le mythe de la résistance d'un peuple ukrainien uni, fier et épris de liberté, à l'agression militaire de son voisin russe.

Jake Sullivan (à gauche) et Anthony Blinken
 Une fois le voile des faux récits déchiré, on verrait alors clairement qui mène la guerre et qui l'alimente sous une fiction de non-belligérance. On verrait qu'elle est une guerre menée par des néoconservateurs américains contre la Russie pour l'affaiblir au point de compromettre son statut d'acteur de rang mondial et de partenaire décisif de l'essor économique de l'Union européenne. Les États-Unis seraient identifiés comme les véritables agresseurs et la Russie comme nation résistante face à un défi existentiel. Mais si nous n'en sommes pas encore là, écoutons les hauts responsables du camp occidental.

Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, disait il y a une semaine : "Nous ne savons pas où cela va finir," pour ajouter, "ce que nous savons, c'est qu'il est de notre devoir de poursuivre notre soutien militaire à l'Ukraine." Contradictio in adjecto : le contrôle de la guerre échappe à l'administration Biden, et la bonne solution c'est poursuivre dans le même sens avec toutes les chances qu'elle lui échappe totalement. Et si les choses tournent au vinaigre en Europe ,qu'y a-t-il de plus urgent qu'enflammer l'Asie?  Sullivan se frotte les mains, Tokyo se lance "dans une expansion militaire massive." Ce n'est pas parce que sa constitution le lui interdit  sa constitution que les félicitations de l'Américain seront moins vives.

Un peu plus tôt, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, avait suivi la même logique dans The Telegrah. "Je crains que la guerre en Ukraine ne devienne incontrôlable et ne s'étende à une guerre majeure entre l'OTAN et la Russie. " Et il continuait, "si les choses tournent mal, elles peuvent tourner horriblement mal" car "les choses pourraient facilement échapper à tout contrôle et déboucher sur une confrontation directe majeure entre des puissances dotées de l'arme nucléaire." 

Voila donc un autre haut responsable occidental qui affirme simultanément que la dynamique de la guerre lui file entre les doigts, que le danger est majeur, et que c'est une excellente raison pour souffler sur les braises. Et il ordonne : "les pays de l'OTAN doivent continuer à armer l'Ukraine".

En fait ces gens mentent, et il faut se souvenir que le mensonge "pour le bien" promu par le philosophe Léo Strauss, leur père idéologique, et inventeur de l'utilité pour les élites du "noble mensonge," est la pierre angulaire du néoconservatisme. Manipuler la vérité en brandissant une mythologie morale est leur marque de fabrique. 

Dans le cas de la guerre d'Ukraine, ils disent que la situation leur échappe, mais ils mentent encore une fois car ils sont persuadés qu'ils contrôlent parfaitement la dynamique de l'escalade en cours, et qu'ils se rapprochent tous les jours de leurs objectifs de coupure durable des liens entre l'Allemagne et la Russie, d'isolement, d'humiliation et d'affaiblissement définitif de Moscou, sinon de destruction de l'État de la Fédération de Russie.

Et ces hauts responsables américano-otaniens joignent les actes à la parole. Leur stratégie consiste à cheminer à tout moment au bord du gouffre, à accumuler jour après jour de petites transgressions dans leur "non-intervention directe" affichée et de tester jusqu'à quelle intensité elle seront subies sans réaction par Moscou.

Aujourd'hui, il y a des troupes régulières US déployées officiellement par la Maison Blanche en Ukraine sous forme de petits "détachements de surveillance. "  

Des unités d'élite de l'infanterie viennent d'être dépêchées en Estonie à une demi heure en voiture de la frontière russe. 

La livraison de missiles Patriot susceptibles de frapper en profondeur le territoire russe est décidée après un simulacre d'hésitation, comme auparavant les HIMARS que Biden refusait parait-il, avant de se laisser convaincre. 

Des rumeurs soigneusement entretenues laissent entendre que Washington étudie la "fermeture du ciel" au-dessus de l'Ukraine, en livrant des avions ou en impliquant les moyens de l'US Air Force.  

Et cerise sur le gâteau, la Maison Blanche affirme que Kiev peut reprendre la Crimée au risque de l'entrée en lice d'armes nucléaires tactiques russes, sans s'en émouvoir le moins du monde. On dirait presque qu'elle le souhaite et on verra plus loin pourquoi elle y a grandement intérêt.

L'engrenage est en place et comme le disait Mao Ze Dong, "une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine." D'un coté une guerre de haute intensité n'est jamais statique, elle ne peut pas éviter l'escalade (extension géographique, introduction de nouvelles armes de plus en plus destructrices, nouvelles tactiques, .nouvelles cibles, etc...). De l'autre, Moscou ne peut pas perdre, pour des raisons existentielles car non seulement le régime mais la structure étatique n'y survivraient pas. Et Washington ne peut pas perdre sans renvoyer les néoconservateurs qui fourmillent dans l'entourage de Biden et le Deep state Démocrate dans leurs foyers et les priver de leurs rêves d'hégémonie pour longtemps.

Ce qu'il y a de plus responsable dans cette grande nation qu'est l'Amérique ne pouvait rester sourd et l'arme au pied tant qu'il est encore possible de faire quelque chose.

Du coté militaire, le chef d'état major général de l'armée américaine, le général Mark Milley, sortant de la réserve imposée aux chefs militaires d'active, a ouvertement suggéré devant les média que le moment imposait des négociations et que Kiev ne pouvait pas espérer obtenir militairement plus qu'il n'a déjà.

Du coté politique, on se souvient de la lettre publiée puis retirée, de trente parlementaires américains exigeant de Biden une exploration effective de la voie diplomatique. Plus récemment le futur chef de la majorité Républicaine au Congrès, Kevin McCarthy, a dit qu'il refuserait les chèques en blanc à l'Ukraine.

Ces derniers jours le doyen de la pensée stratégique américaine, Henry Kissinger, 99 ans, publiait dans The Spectator un appel à "éviter une nouvelle guerre mondiale" qui a fait du bruit. Le vieil apôtre du courant dit "réaliste," alarmé par le tour du conflit,  a voulu donner une leçon de lucidité aux néo-conservateurs enfiévrés qui mènent la danse à Washington, et leur donner une chance de sortir du cercle vicieux de la surenchère.

Henry Kissinger
La facette pédagogique de son message s'articule sur trois argument :

D'abord, tirer les leçons de l'histoire et prendre la mesure des risques. L'Europe s'est culturellement suicidée au début du vingtième siècle, c'est-à-dire rétrogradée elle-même au second fauteuil de l'histoire mondiale, faute de parvenir à interrompre à temps les ravages mutuellement infligés par les combats. En 1916, après plusieurs millions de morts, une tentative de négociation a échoué car le président Woodrow Wilson avait voulu attendre l'élection présidentielle avant de lancer la médiation souhaitée par les belligérants. Cela a coûté aux Européens plusieurs autres millions de morts et le déclassement mondial, sans le moindre bénéfice pour quiconque à l'issue des hostilités. L'art des responsables est de maitriser la montée aux extrêmes et de savoir terminer leur guerre qui risque d'être mondiale avant d'en subir les morsures cuisantes.

En second, la critique de l'objectif de victoire. Détruire la structure étatique de la Russie qui semble être le rêve du trio Sullivan-Blinken-Nuland et de beaucoup d'autres, créerait pour Kissinger un vide propice à toutes sortes d'ambitions et de violences dans un pays immense dotées du second arsenal nucléaire de la planète. Les hommes politiques redoutent l'onde de choc de la chute d'un grand pays. D'ailleurs, lors de l'effondrement de l'Union soviétique Georges H. W. Bush, s'était opposé aux nationalistes sécessionnistes des Républiques de l'ancienne Union soviétique et avait veillé par la suite à ce que l'arsenal nucléaire reste strictement centralisé à Moscou.

Enfin, la Russie est pour Kissinger un élément de l'équilibre général des forces  en Europe et en Eurasie, et cela depuis 500 ans! La fatalité cache tant d'options biseautés dans son chapeau qu'il vaut mieux préserver cette carte éprouvée, qui a fréquenté l'Histoire depuis si longtemps, pour les configurations de pouvoir à venir.

Pour le reste les propositions de Henry Kissinger sont consternantes. Elle reprennent le laïus officiel de l'agression de Poutine, elles sous estiment jusqu'au ridicule le potentiel militaire actuel de la Russie et esquivent la question de ses objectifs et de ses contraintes. Et elles finissent dans des élucubrations futuristes sur les armes qui combattent de leur propre chef.

Ce qu'il faut retenir en fin de compte, c'est l'inquiétude justifiée du très vieux stratège qui voit sont pays s'embarquer à l'aveugle dans une aventure risquée, et sa volonté de rendre un peu d'espace à la raison ou si l'on veut aux intérêts bien compris de son pays.

Mais que recherche finalement la phalange néoconservatrice de Biden dans la phase actuelle de la guerre ?

Beaucoup de nuages se sont accumulés dans son horizon. 

Les capacités offensives de Kiev sont durablement émoussées. 

Si la pénurie de munitions d'artillerie est sérieuse, les industries des pays d'Europe centrale sont mobilisées pour produire en masse des obus adaptés à l'artillerie lourde d'origine soviétique qui peuple encore les arsenaux de Kiev. Mais les carences en munitions pour les armes  ultramodernes américaines  sont durables car il est long et complexe de reconstituer les lignes de production, même aux Etats-Unis. Le potentiel démographique de l'Ukraine qui en est à sa neuvième mobilisation, est limité, d'autant que les Ukrainiens ont quitté leur pays par millions et que de nombreux autres vont suivre avec la dégradation des conditions de vie dans un hiver glacé (chauffage, alimentation, eau courante ne sont plus assurés). L'environnement logistique des troupes du front devrait aussi se dégrader avec la poursuite de la politique russe de destruction des infrastructures à double usage (civil et militaire).

De plus les alliés occidentaux renâclent à prolonger la guerre au fur et à mesure qu'ils sont effectivement touchés par les effets boomerang des sanctions. Thierry de Montbrial s'étonnait du comportement des pays de l'UE, " Comme s’ils ne faisaient pas le lien entre la dégradation économique qu’ils subissent et la guerre en Ukraine." Cela ne durera pas.  En même temps, un clivage s'approfondit entre le monde occidental et les grandes concentrations humaine de la planète dont les pays majeurs rejoignent le cadre des BRICS + ou de l'Organisation de Coopération de Shanghai.

De son coté la Russie a regroupé et accru les effectifs de ses forces combattantes. Elle a formé et lourdement armé des dizaines de divisions. Ses lignes logistiques sont très courtes en regard de celles des Occidentaux. A la veille d'un 11ème mois de guerre, elle bénéficie s d'un important effet d'apprentissage qui devrait élever son efficacité combattive.

Les forces russes ont encore tout à prouver sur le champ de bataille, mais c'est peu dire que l'armée ukrainienne ne va pas marcher sur des tapis de roses dans les mois qui viennent.

Le risque du basculement du rapport des forces pourrait expliquer les provocations concoctées tous les jours à Washington. Elle agissent comme un aiguillon pour pousser Moscou à la faute. L'hypothèse idéale des néoconservateurs est d'acculer le Kremlin à utiliser ses armes nucléaire tactiques, par exemple pour défendre la Crimée. Et cela en faisant mine de les banaliser tout en multipliant force menaces, tensions et provocations.

Le bénéfice serait énorme pour les "néocons" qui sont à la manœuvre. La Russie serait réduite par le terrible appareil médiatique à un État paria, infréquentable pour plusieurs décennies. L'objectif de rupture totale et durable entre la Russie et l'Union européenne, Allemagne en tête, serait solidement réalisé.

D'un autre coté l'ennemi chinois serait face à un dilemme cornélien. Soit rompre totalement ses liens avec la Russie et perdre de féconds échanges technologiques, l'arrière sibérien, et la sécurité énergétique que lui offre Moscou. Soit ne pas rompre avec la Russie mais perdre son accès aux marchés occidentaux, vitaux pour la plupart des secteurs de son économie extravertie.

Nous sommes à l'ère du mensonge universalisé et des provocations permanentes, la marque de fabrique pluri décennale du néoconservatisme américain, une poignée de rêveurs violents et hyper actifs au centre du pouvoir américain incarné par Joe Biden. Ils ont provoqué des fleuves de sang en quelques décennies, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et à présent sur les terres d'Europe centrale. Ils ont toujours échoué dans le passé mais l'histoire n'est pas écrite.

Jean-Pierre Bensimon

le 20 décembre 2022