29 janv. 2023

Chars et tragédie, par Michael Brenner

De mémoire d'homme, il n'a jamais été aussi difficile de comprendre ce qui se passe lors d'une crise internationale majeure que dans l'affaire de l'Ukraine.

Michael Brenner
Cette triste vérité doit beaucoup à l'absence totale de reportages véridiques et d'analyses interprétatives honnêtes de la part des médias. On nous sert de lourdes portions de faux en tous genre, d'informations fantaisistes et de fariboles grossièrement mêlées dans un récit dont la relation avec la réalité est ténue.

L'ingestion quasi universelle de cette mixture est rendue possible par l'abdication de toute responsabilité - intellectuelle et politique - de la classe politique américaine, des stars et des puissants de Washington jusqu'à la galaxie des groupes de réflexion et des universitaires égocentriques.    

Aujourd'hui, la légion de scénaristes de cette histoire fictive travaille avec une énergie renouvelée pour incorporer quelques éléments nouveaux : la décision du président Joe Biden et de l'OTAN d'envoyer une panoplie éclectique de blindés pour soutenir les forces chancelantes de l'Ukraine, et les preuves croissantes du démantèlement progressif de son armée face à la supériorité militaire de la Russie.

Comme toujours, cette réaction s'avère être un comportement d'évitement. Les quelque 100 chars d'assaut qui doivent arriver au compte-gouttes au cours de l'année à venir vont "changer la donne". L'armée de Poutine est un "tigre de papier" évident. La "démocratie" est destinée à l'emporter sur la barbarie despotique.

C'est du moins ce que l'on nous fait avaler, avec des doses d'huile de serpent qui nous retournent l'estomac. Je suppose que nous avons tous des moyens de ne pas prendre cette mixture au sérieux.

Une réfutation systématique de cette construction mythique est à la fois superflue et futile. Elle a été réalisée au cours de l'année écoulée par des analystes compétents, expérimentés et réfléchis qui savent réellement de quoi ils parlent : Le colonel Douglas Macgregor, le professeur Jeffrey Sachs, le colonel Scott Ritter et une poignée d'autres analyste qui, sont relégués d'un bloc sur des sites web obscurs et méprisés par les médias.

(Voici une analyse pointue de Ritter, dans Consortium News, de la valeur militaire réelle de l'infusion de chars et autres blindés et de ce que ce geste augure de la trajectoire de la guerre).

En guise d'introduction, j'ajoute ma propre évaluation de l'image stratégique actuelle et de la direction que nous prenons. Elle est fondée sur des déductions - dans une certaine mesure - ainsi que sur ma lecture de la généalogie du conflit.  Les points principaux sont présentés sous forme de phrases directes et déclaratives. Cela me semble nécessaire pour percer le brouillard de mensonges et de distorsions calculées qui obscurcissent ce qui devrait être évident.

Points de départ

Le point de départ de la crise se situe en février 2014, lorsque l'administration Obama a inspiré et orchestré un coup d'État à Kiev qui a usurpé la fonction du président démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch.  Victoria Nuland, secrétaire d'État adjointe américaine, était là, sur la place Maidan, à applaudir et à comploter avec son frère d'arme des "révolutions de couleurs", l'ambassadeur Geoffrey Pyatt.

Ils ont collaboré avec des groupes ultra-nationalistes violents et extrêmes avec qui Washington cultivait activement des liens depuis plusieurs années.  Ces ultras dominent encore aujourd'hui le service de sécurité de l'Ukraine et le principal organe politique du gouvernement, le Conseil de sécurité.

Le coup d'État de Maidan a été le point culminant de l'objectif américain, profondément ancré, d'incorporer une Ukraine anti-russe dans l'orbite organisationnelle occidentale : l'OTAN avant tout - comme le président George W. Bush a cherché à le faire dès 2008.

Museler une Russie en marge d'une Europe dirigée par les Américains était un objectif depuis 1991. L'émergence d'un leader fort et très efficace, représenté par Vladimir Poutine, a accéléré la conviction qu'il fallait maintenir la Russie dans un état de faiblesse et d'isolement.

Le soulèvement/sécession du Donbass, provoqué par le coup d'État de Maidan au cours duquel on a assisté à l'arrivée au pouvoir à Kiev d'éléments enragés, voués à l'asservissement des quelque 10 millions de Russes du pays. Cela a abouti à l'autonomie des oblasts de Donetsk et de Louhansk ainsi qu'à l'intégration de la Crimée (historiquement et démographiquement partie de la Russie) dans la Fédération de Russie.

À partir de ce moment, les États-Unis ont élaboré et mis en œuvre une stratégie visant à inverser ces deux mouvements, à remettre la Russie à sa place et à tracer une ligne de séparation nette entre elle et toute l'Europe de l'ouest.

L'Ukraine est devenue un protectorat américain de facto. Des conseillers américains ont été affectés aux ministères clés, y compris le ministère des Finances, dirigé par une citoyenne américaine dépêchée de Washington. Un programme massif d'armement, d'entraînement et de reconstitution générale de l'armée ukrainienne a été entrepris. (Dans les années du président Barack Obama, le superviseur du projet était le vice-président Joe Biden).

Washington a également utilisé son influence pour saper les accords de Minsk II, où l'Ukraine et la Russie ont signé une formule de solution pacifique de la question du Donbass, soi-disant soutenue par l'Allemagne et la France, et approuvée par le Conseil de sécurité de l'ONU.

Nous savons maintenant, grâce à des témoignages publics en toute franchise, que dès le départ, Kiev, Berlin et Paris n'avaient pas l'intention, de mettre en œuvre cette formule. Il s'agissait en fait d'un dispositif visant à gagner du temps pour renforcer l'Ukraine jusqu'au point où elle pourrait reprendre les territoires "perdus" en infligeant une défaite militaire à la Russie.

[Voir SCOTT RITTER : Merkel révèle la duplicité de l'Occident].

L'administration Biden s'est préparée à faire monter les tensions au point de rendre un conflit armé inéluctable. Les bombardements sporadiques de la ville de Donetsk (où 14 000 civils ont été tués entre 2015 et 2002, selon une estimation officielle d'une commission de l'ONU) ont été multipliés, les unités de l'armée ukrainienne étant rassemblées en masse le long de la ligne de démarcation. La Russie a préempté. Le reste appartient à l'histoire.

Où en sommes-nous ?

Ici, c'est la déduction qui prime.

L'administration Biden s'est engagée dans l'escalade en déployant des systèmes d'armes lourdes auparavant exclus. Elle a fait pression sur ses alliés d'Europe occidentale pour qu'ils fournissent également des armements. Pourquoi ? Les personnes qui dirigent la politique à Washington ne peuvent pas supporter la perspective d'une défaite. 

C'est-à-dire l'écrasement de l'armée ukrainienne par la Russie, l'incorporation des quatre provinces revendiquées et la démonstration que le récit occidental n'est qu'une suite de mensonges. Trop de prestige, d'argent et de capital politique ont été investis pour que cette issue soit tolérée.

En outre, tout comme l'Ukraine a été utilisée cyniquement en tant qu'instrument pour mettre la Russie à genoux, le déclassement de la Russie en tant que puissance est considéré comme faisant partie intégrante de la confrontation mondiale avec la Chine qui domine toute la réflexion stratégique.

L'option consistant à élaborer des conditions de coexistence et de concurrence non coercitive avec la Chine a été rejetée en bloc. La quasi-totalité de la classe politique américaine est déterminée à renforcer l'hégémonie mondiale du pays et se prépare effectivement à la réaliser. Le reste du pays n'en a pas encore été informé, et il est trop insouciant pour prendre la peine de prêter attention aux signes évidents de ce qui se prépare.

Le programme stratégique a été exposé dans le fameux mémo de mars 1991 de Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la politique du Pentagone, concernant la prévention de la montée de toute superpuissance rivale. C'est devenu une écriture sainte pour la plupart des spécialistes de la politique étrangère.

(Son contenu, ainsi que la genèse des néo-cons qui l'ont adopté il y a longtemps comme Bible, ont propulsé la transformation historique d'une simple secte en une foi doctrinale semi-officielle de tout l'imperium américain).

Le 2 octobre 1991 : Paul Wolfowitz, à droite, en tant que sous-secrétaire à la défense pour la politique, pendant la conférence de presse sur l'opération Tempête du désert. Le général Norman Schwarzkopf au centre. (Lietmotiv via Flickr)
L'échec absolu de leur tentative d'écraser l'économie russe, d'ouvrir ainsi la voie à un changement politique à Moscou et de paralyser son apport complémentaire à la puissance chinoise est une déception ; mais cela n'effraie pas les vrais croyants. Les États-Unis ont fait de l'Occident collectif asservi leurs pions volontaires, qui acceptent toutes les mesures que Washington veut leur faire prendre. 

L'événement marquant qui ponctue cette extraordinaire subordination est l'accord de l'Allemagne pour permettre aux États-Unis (et à leurs associés) de faire sauter les pipelines Nordstream, que les gouvernements successifs de Berlin avaient jugés essentiels pour répondre aux besoins énergétiques de l'industrie allemande.

On peut rationaliser cela en disant que le chancelier Olaf Scholz était prêt à "se sacrifier pour le collectif". Quel collectif ? Quel intérêt national prépondérant ? Les annales de l'histoire n'enregistrent aucun cas comparable d'un État souverain s'infligeant de son propre chef des dommages aussi graves.

Carte des explosions provoquées sur les pipelines Nord Stream le 26 septembre 2022. (FactsWithoutBias1, CC-By-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Un atout supplémentaire de l'affaire ukrainienne, aux yeux des décideurs américains, est la cristallisation d'un système international en une structure fondamentalement bipolaire, un monde de "nous contre eux" semblable à celui de la guerre froide, un monde pratique dans la mesure où il exige peu d'imagination intellectuelle ou de diplomatie habile pour lesquelles ils n'ont ni aptitude ni appétit.

Tous les membres de l'Occident collectif ont cosigné le plan d'escalade de Biden. Il en va de même, bien sûr, des factions dominantes du gouvernement du président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Il y a de bonnes raisons de penser que le but de la visite soudaine du directeur de la CIA, William Burns, à Kiev quelques jours avant l'annonce du déploiement des chars Abrams était de s'assurer qu'il n'y aurait pas de transfuges dans le cercle restreint de Zelensky ou d'autres hauts fonctionnaires qui pourraient se dégonfler à l'idée que l'Ukraine devienne le champ de bataille d'une guerre russo-américaine aux effets similaires à ceux qu'elle a subis de 1941 à 1944.

La visite de Burns a été suivie presque immédiatement d'une purge massive dans les rangs des dirigeants et des fonctionnaires de rang inférieur. La ligne officielle, acceptée par l'éternel MSM (bloc mondial des media), a présenté cette purge comme une vertueuse campagne anti-corruption - en plein milieu d'une guerre à grande échelle.

On nous a dit que Burns était allé sur place pour régler quelques problèmes mineurs (et peut-être pour prendre les bains de mer?). Zelensky était devenu un atout trop important en tant que sauveur officiel de l'Ukraine pour être éliminé à l'image de Ngo Dinh Diem au Vietnam en 1963.

Burns lui a sans doute offert des garanties pour sa sécurité personnelle - d'autres seraient jetés par-dessus bord.  Il est presque impossible d'imaginer comment les objectifs des États-Unis peuvent être atteints en Ukraine. Cependant, les néo-conservateurs n'ont pas de "marche arrière" - pour reprendre l'expression pertinente de l'analyste Alexander Mercouris.

Ils ont lancé une croisade visant à assurer la domination mondiale de l'Amérique - pour toujours et à jamais. L'Ukraine est une étape sur la route de cette Jérusalem visionnaire. Dans leur grand dessein, cependant, ils n'ont pas réussi à s'embarrasser d'une stratégie cohérente et réalisable pour résoudre la crise actuelle.

Quant au président Joe Biden, il ne semble être que nominalement aux commandes. Il est entièrement sous la coupe des néo-cons. Il n'entend pas d'autres voix. En tant que faucon de toujours et d'instinct, il penche dans leur direction. Il est vieux et faible.

Avant la fin de l'année, nous serons probablement tous confrontés au moment de vérité. Les forces russes seront sur le Dniepr et, dans certains endroits, au-delà. L'armée ukrainienne sera à bout de souffle, malgré les Abrams, les Léopards II, les Challengers, les Bradley, etc.  Que fera alors la bande de Biden, qui est à la fois retorse et inconsciente ? Tout est possible.      

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Titre original : Tanks and Tragedy

Auteur : Michael Brenner Michael Brenner est professeur de politique internationale à l'université de Pittsburgh. mbren@pitt.edu. Il est membre confirmé du Center for Transatlantic Relations, de SAIS-Johns Hopkins à Washington, D.C.), où il contribue à des projets de recherche et de conseil sur les questions économiques et de sécurité euro-américaines.

Date de première parution : 27 janvier 2023 in Consortium News

Traduction : Dialexis avec Deepl