8 janv. 2023

Forces et stratégies comparées en Ukraine à l'orée de l'hiver 2023, par le Lieutenant-Col Alex Vershinin

La guerre en Ukraine s'éternise depuis près de 10 mois. Après un premier assaut de cavalerie leur permettant de s'emparer de plus de 20 % de l'Ukraine, les forces russes se sont ensuite fracassées sur une résistance ukrainienne déterminée, se soldant par une retraite embarrassante de Kiev. 

Lieutenant-Col Alex Vershinin

Dès lors, la guerre s'est transformée en une lutte d'usure entre la Russie d'un côté et l'Ukraine, à la tête d'une coalition occidentale de l'autre. Au cours de l'été, les offensives russes ont capturé Lyman, Lisichansk et Severo Donetsk. À l'automne, les offensives ukrainiennes ont repris la province de Kharkiv et la ville de Kherson, réduisant le contrôle russe à environ 50 % des territoires qu'ils avaient capturés depuis le 24 février, selon une estimation. Les parties en présence ont adopté deux stratégies opposées : Les Russes mènent une guerre d'usure traditionnelle axée sur la puissance de feu ; l'Ukraine poursuit une guerre de manœuvre axée sur le terrain. Ces stratégies opposées sont autant le produit de la disponibilité des ressources nationales qu'un choix délibéré. Alors que le gel ouvre la saison des campagnes d'hiver, les deux camps vont suivre leurs stratégies dans des offensives limitées.

Jusqu'à présent, les deux stratégies semblent fonctionner. L'Ukraine a reconquis de larges pans de territoire mais s'est épuisée au cours de l'offensive d'automne. Elle a subi des pertes effroyables et a épuisé les principaux stocks d'équipements et de munitions. Elle a encore la capacité de remplacer les pertes et d'établir de nouvelles formations de combat, mais ses capacités s'amenuisent rapidement.

Je pense qu'aucune des deux parties ne réalisera de gains territoriaux spectaculaires, mais la partie russe a plus de chances d'atteindre ses objectifs, à savoir épuiser les ressources ukrainiennes tout en préservant les siennes.

La stratégie ukrainienne

La guerre de manœuvre des Ukrainiens, axée sur le terrain, est limitée par deux facteurs : la production limitée de munitions et d'équipements d'artillerie et les considérations de la coalition. L'Ukraine a commencé la guerre avec 1.800 pièces d'artillerie de calibre soviétique. Celles-ci permettaient des cadences de tir de 6 000 à 7 000 cartouches par jour contre 40 000 à 50 000 cartouches russes quotidiennes. Aujourd'hui, ces pièces d'artillerie sont pour la plupart à court de munitions et l'Ukraine utilise à leur place 350 pièces d'artillerie de calibre occidental, dont beaucoup sont détruites ou se dégradent en raison d'une utilisation excessive. Pendant ce temps, les nations occidentales sont elles-mêmes à court de munitions ; on estime que les États-Unis ne produisent que 15.000 obus de 155 mm par mois. Cette contrainte a obligé l'Ukraine à adopter des formations d'infanterie de masse axées sur la reconquête du territoire à tout prix. L'Ukraine ne peut tout simplement pas se mesurer à la Russie dans des batailles d'artillerie. À moins que les troupes ukrainiennes ne se rapprochent de combats directs avec les troupes russes, il y a de fortes chances qu'elles soient détruites à distance par l'artillerie russe.

La deuxième contrainte de l'Ukraine est la nature coalisée de sa guerre. Depuis qu'elle a épuisé ses propres stocks, l'Ukraine dépend de plus en plus de l'armement occidental. Le maintien de la coalition occidentale est crucial pour l'effort de guerre ukrainien. Sans une série constante de victoires, les préoccupations économiques nationales peuvent inciter les membres de la coalition à faire défection. Si le soutien occidental se tarit en raison de l'épuisement des stocks ou de la volonté politique, l'effort de guerre de l'Ukraine s'effondre par manque de fournitures. D'une certaine manière, l'Ukraine n'a pas d'autre choix que de lancer des attaques, quel qu'en soit le coût humain et matériel.

L'Ukraine a construit une armée centrée sur l'infanterie, composée de troupes conscrites très motivées, dont l'entraînement est limité, voire inexistant. Elles viennent en soutien du noyau de la force de combat issu de l'armée professionnelle d'avant-guerre à quoi ll faut ajouter environ 14 nouvelles brigades équipées d'armes et de véhicules donnés par l'Occident. Sur le champ de bataille, les groupes de frappe attaquent rapidement, pénétrant en profondeur et rapidement, puis remettent les zones capturées aux appelés pour qu'ils les défendent. Cette tactique a bien fonctionné dans les zones où la pénurie de main-d'œuvre russe empêchait la constitution d'un front solide, comme dans la région de Kharkiv. Dans la région de Kherson, où la Russie disposait d'une densité de forces suffisante, cette tactique a entraîné des pertes importantes et peu de progrès, jusqu'à ce que des problèmes logistiques obligent la Russie à battre en retraite.

Le talon d'Achille de cette stratégie est la main-d'œuvre. L'Ukraine a commencé la guerre avec 43 millions de citoyens et 5 millions d'hommes d'âge militaire, mais selon les Nations unies, 14,3 millions d'Ukrainiens ont fui la guerre, et 9 autres millions se trouvent en Crimée ou dans d'autres territoires occupés par les Russes. Cela signifie que l'Ukraine ne compte plus que 20 à 27 millions d'habitants. À ce rythme, elle compte moins de 3 millions d'hommes susceptibles d'être incorporés. Un million d'entre eux ont déjà été enrôlés, et beaucoup des autres ne sont pas physiquement aptes à servir ou occupent une position vitale dans l'économie du pays. En bref, l'Ukraine pourrait bien manquer d'hommes, à mon avis.

La stratégie russe

Les forces russes sont limitées par leurs effectifs, mais renforcées par des stocks massifs d'artillerie et d'équipements, rendus possibles par un complexe militaro-industriel robuste. Alors que de nombreux médias occidentaux ont rapporté que l'armée russe était à court de munitions d'artillerie, on n'a constaté jusqu'à présent aucun ralentissement visible des tirs d'artillerie russes sur aucun front. Sur la base de ces facteurs, la partie russe s'est appuyée sur une guerre d'usure traditionnelle centrée sur la puissance de feu. L'objectif est de provoquer un taux de pertes insoutenable, en détruisant les effectifs et les équipements ukrainiens, tout en préservant les propres forces russes. Le territoire n'est pas important ; sa perte est acceptable pour préserver la puissance de combat. À Kiev, Kharkiv et Kherson, l'armée russe a refusé de combattre dans des conditions défavorables et s'est retirée, acceptant le coût politique pour préserver ses forces.

Pour mettre en œuvre cette stratégie, l'armée russe s'appuie sur la puissance de feu, notamment sur son artillerie. Chaque brigade russe dispose de trois bataillons d'artillerie, contre un seul pour chaque brigade occidentale. Associée à la correction des tirs par des quantités massives de drones et de quadcoptères, l'artillerie russe pulvérise les forces ukrainiennes avant que l'infanterie n'éponge les survivants. C'est une guerre lente et pénible, mais avec un ratio de pertes qui est nettement en faveur de la Russie. La Russie ne pouvait pas attaquer parce qu'elle manquait d'effectifs pour sécuriser les flancs des troupes qui avançaient. Jusqu'à présent, les Russes ne pouvaient avancer que dans le Donbass, où l'avancée ne prolongeait pas la ligne de front. Même ici, l'intention était plutôt d'attirer les forces ukrainiennes et de les détruire plutôt que de capturer la ville de Bakhmout. La mobilisation en cours a le potentiel de surmonter les pénuries de main-d'œuvre de la Russie et de permettre des opérations offensives, tandis que l'équipement de ses forces est possible grâce à la mobilisation de l'industrie. La production de munitions de précision est également en hausse, malgré les doutes persistants de la presse occidentale. Les vidéos des frappes des drones kamikazes russes "Lancet 3" sont en hausse de 1000% depuis le 13 octobre, selon une estimation, ce qui indique une augmentation importante de la production.

L'hiver à venir

Si les Ukrainiens décident de lancer une offensive majeure, ils pourraient le faire à deux endroits, à mon avis. Le premier est au nord, dans la région de Kharkiv, mais la traversée limitée de la rivière Oskil génère les mêmes défis logistiques que ceux rencontrés par les Russes à Kherson. Le second est au sud, pour couper le pont terrestre russe vers la Crimée, et éventuellement capturer la péninsule. Il est peu probable que cela réussisse. L'armée ukrainienne attaquerait sur un terrain idéal pour l'artillerie russe. Cela pourrait devenir pour les Russes une répétition de la bataille de Kherson, mais sans les difficultés logistiques résultant d'un nombre limité de passages sur le fleuve Dnipro. Il y aurait des gains tout aussi limités et les mêmes lourdes pertes marquées par l'anéantissement de compagnies mécanisées entières, des scènes de convois d'ambulances interminables et de nouveaux cimetières dans toute l'Ukraine. Les niveaux d'attrition feraient le jeu des Russes. La pression politique exercée sur le gouvernement ukrainien pour qu'il justifie les pertes subies de fait de l'artillerie russe dans le Donbass part la reprise de territoires ailleurs, ainsi que la pression de la coalition occidentale, pourraient pousser l'Ukraine à attaquer malgré tout.

Pour les dirigeants russes, la question est de savoir quand et où attaquer. Le timing dépend des stocks de munitions d'artillerie. S'ils sont élevés, la Russie peut attaquer en hiver, sinon elle peut stocker et attaquer au printemps après la saison des boues. Le calendrier est également déterminé par les exigences de formation des réservistes mobilisés. Un entraînement plus long augmente l'efficacité des réservistes et réduit les pertes, diminuant ainsi le risque politique pour le Kremlin. En fin de compte, ce sont les pressions que les dirigeants russes considèrent comme les plus importantes qui décideront du résultat. La pression de la politique intérieure en faveur d'une victoire rapide l'emportera-t-elle, ou les considérations militaires favoriseront-elles un report jusqu'à la fin de la saison des boues de printemps, en mars/avril ? Jusqu'à présent, le Kremlin a privilégié les considérations militaires sur les considérations politiques, ce qui laisse penser que la Russie ne lancera qu'une offensive limitée cet hiver.

Le site de l'offensive est un autre facteur. Le front de Kharkiv est fortement boisé, ce qui limite l'efficacité de la puissance de feu, et il n'a aucun sens sur le plan stratégique si l'on n'attaque pas la ville de Kharkiv. La capture de ce centre urbain majeur prendrait des mois et coûterait très cher. Une attaque limitée pour reprendre la ligne de la rivière Oskil améliorerait la ligne défensive de la Russie mais ne présenterait aucun gain stratégique. Dans le Donbass, l'armée russe maintient déjà la pression. Des effectifs et des unités d'artillerie supplémentaires n'accéléreront pas beaucoup cette offensive. Pour l'armée russe, le front de Zaporizhzhia est le plus prometteur. La voie ferrée Pologi-Gulai Polie-Pokrovskoye est idéalement placée pour alimenter une offensive russe partant de Pologi vers le nord. La capture de Pavlograd permettrait de s'emparer du Donbass en coupant les deux principaux chemins de fer et autoroutes qui approvisionnent l'armée ukrainienne du Donbas et en attaquant l'armée ukrainienne par l'arrière. Le terrain ouvert est idéal pour la stratégie russe centrée sur la puissance de feu. ll donne une chance d'attirer et de détruire les dernières réserves opérationnelles ukrainiennes et d'atrophier davantage sa main-d'œuvre, résultat parfaitement conforme aux objectifs russes. Enfin, le sol gelé et dur rendrait les nouvelles positions défensives difficiles à creuser sans équipement lourd. L'attaque limitée à proximité d'Ugledar pourrait être une opération de mise en forme visant à sécuriser le flanc est de la future offensive.

Conclusion

Les guerres d'usure se gagnent en gérant soigneusement ses propres ressources tout en détruisant celles de l'ennemi. La Russie est entrée dans la guerre avec une grande supériorité matérielle et une base industrielle plus importante pour soutenir et remplacer les pertes. Elle a soigneusement préservé ses ressources, se retirant chaque fois que la situation tactique se retournait contre elle. L'Ukraine a commencé la guerre avec un plus petit réservoir de ressources et a compté sur la coalition occidentale pour soutenir son effort de guerre. Cette dépendance a poussé l'Ukraine à lancer une série d'offensives tactiquement réussies, qui ont consommé des ressources stratégiques qu'elle aura du mal à remplacer en totalité, à mon avis. La véritable question n'est pas de savoir si l'Ukraine peut regagner tout son territoire, mais si elle peut infliger des pertes suffisantes aux réservistes russes mobilisés pour saper l'unité intérieure de la Russie, la forçant à s'asseoir à la table des négociations aux conditions ukrainiennes, ou si la stratégie d'attrition des Russes fonctionnera pour annexer une partie encore plus grande de l'Ukraine.

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Titre original : What’s Ahead in the War in Ukraine

Auteur : Alex Vershinin Le lieutenant-colonel (retraité) Alex Vershinin possède 10 ans d'expérience de combat en première ligne en Corée, en Irak et en Afghanistan. Au cours de la dernière décennie avant sa retraite, il a travaillé comme officier de modélisation et de simulation dans le développement de concepts et l'expérimentation pour l'OTAN et l'armée américaine.

Date de première publication : 22 décembre 2022 in RussiaMatters   

Traduction : Dialexis.org avec Deepl Pro