10 janv. 2023

La montée aux extrêmes, dernière carte occidentale dans la guerre d'Ukraine, par Jean-Pierre Bensimon

Les États-Unis et leurs principaux alliés de la coalition face à la Russie viennent d'arrêter le principe et le contenu d'un  nouveau  "paquet" d'armements pour le théâtre ukrainien. 

Bien que le calendrier des livraisons n'ait pas été publié, on peut estimer que le matériel programmé ne sera opérationnel et les équipages formés, qu'après la fonte des neiges du printemps, dans trois ou quatre mois. L'originalité de ce nouveau train d'armements tient à sa dimension exceptionnelle, à la coordination entre les participants, et à sa vocation offensive.

Le volume des armements livrés n'aura pas d'égal depuis février 2022. A eux seuls les États-Unis y contribueront à hauteur de 3 milliards de $, et même autour de 3,5 milliards si l'on intègre des prestations annexes. Les fournitures de l'Allemagne, de la France, du Royaume Uni et de l'Italie ne peuvent pas être chiffrées tant qu'on ne dispose pas exactement du  nombre de chars et de dispositifs anti-aériens prévus. Pour la France les estimations tournent autour du demi milliard de dollars. L'effort européen se double de la création d'infrastructures industrielles pour la production de munitions et les réparations lourdes, principalement en Slovaquie et en Roumanie.

La seconde nouveauté pour une initiative de cette dimension, c'est la coordination entre les pays participants. Jusqu'à présent les différents pays répondaient pour leur compte, au cas par cas aux demandes ukrainiennes. Le 21 décembre Joe Biden avait précisé à Volodomyr Zelensky présent à Washington : "les décisions concernant les types d'armes fournies doivent être prises conjointement avec les partenaires de l'OTAN et de l'Union européenne." Ainsi fut fait. La contribution française a été annoncée par Emmanuel Macron le 4 janvier (après une conversation avec Zelensky), un jour avant Biden (après un entretien avec Scholtz) pour faire comme si la France avait entrainé dans son sillage les autres pays coalisés, une astuce de communication où l'Élysée excelle. La coordination ne se limitait pas au calendrier de l'annonce puisque les armes choisies s'inscrivent dans une même option tactique au cours d'une même campagne en préparation. En gros l'objectif commun est la "victoire," c'est-à-dire infliger à la Russie des dommages assez humiliants et sévères pour lui ôter la volonté de poursuivre ses objectifs politiques de neutralisation de l'Ukraine et de protection des populations russophone désormais regroupées au sein de la Fédération.

Troisièmement, bien que le détail des armements promis n'ait pas été communiqué, les Occidentaux ont souligné que pour la première fois, des blindés seront au cœur du dispositif. Jusqu'à présent, américains et européens de l'ouest ne voulaient pas livrer de chars, une arme offensive qui pouvait immédiatement en faire des co-belligérants. Délivrés du risque d'escalade par la posture prudente de Moscou, les Américains et les Allemands livreront des transports de troupes blindés Bradley et Marders, les Britanniques des Challenger II, tandis que la France fera parvenir des AMX-10 RC, en cours de remplacement par des Jaguar dans ses entrepôts. L'adjonction de chars lourds supplémentaires fait encore l'objet de discussions. Comme l'Abrams américain est difficile et coûteux à entretenir, Washington attend un effort des Britanniques, de l'Allemagne avec ses Léopards 2 et de la France avec ses AMX 30, voire ses Leclerc, etc. Autre innovation, outre l'unité de Patriot, les Américains livreront des missiles anti-aériens Sea Sparrows et peut-être d'autres modèles de plus grande portée.

En bref, pilotés par Washington, les Occidentaux ont jeté les bases de la campagne printemps-été de la guerre d'Ukraine avec l'intention de remporter cette fois une bataille décisive contre Moscou.

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Il est utile de préciser où nous en sommes dans la dynamique de la guerre. Après onze mois d'affrontements intenses, le cadre stratégique a évolué. Initialement, la phase actuelle de la guerre a été déclenchée a partir du 13 février, par une offensive américano-ukrainienne visant à balayer les Républiques autonomistes de Donetsk et de Lougansk avant de s'occuper de la Crimée ; c'est ce que prescrivait la "Charte de partenariat stratégique" entre l'Ukraine et les États-Unis du 21 novembre 2021.  A partir du 24 février, l'initiative est revenue aux Russes, entrés en Ukraine pour briser dans l'œuf la tentative de reconquête de Kiev, déjà entamée par la concentration des 2/3 des effectifs de son armée et  une campagne de bombardements dûment enregistrés par les observateurs de l'OSCE.

De février à fin d'août, malgré des vicissitudes, les Russes ont globalement gardé l'initiative des opérations. Cependant, dès le mois d'avril, la donne a commencé à changer. Après avoir fait échouer le projet d'accord de paix russo-ukrainien négocié à Istanbul, les Américains se sont engagé plus radicalement et plus massivement dans la guerre, mobilisant les pays coalisés et s'impliquant eux-mêmes plus totalement dans la planification et la conduite des opérations. En témoignent les livraisons d'armes de plus en plus sophistiquées, l'afflux de mercenaires masqués, la formation militaire d'officiers et de soldats ukrainiens, et le pilotage opérationnel des troupes au sol, le tout étant drapé dans un narratif de "résistance" ukrainienne autonome, patriotique et fière.

L'effort américain a produit des résultats notables sur le terrain puisque dès la fin août, l'initiative est passée entre les mains des forces euro-américano-ukrainiennes. C'est ainsi que les Russes, en sous-effectif et fidèles à leur principe de modération envers le peuple slave d'Ukraine, ont été acculés à la défensive. Ils ont alors cédé sur différent fronts et perdu une part significative de leurs avancées initiales, jusqu'au retrait de Kherson au début novembre. L'évacuation de Kherson était un retrait calculé, non pas une défaite mais un choix tactique habile.

Entre temps, à partir de septembre, la doctrine politico-militaire de la Russie subissait un remaniement radical : mobilisation de nouveaux effectifs, référendums d'adhésion de quatre oblasts à la Fédération de Russie, réorganisation du commandement avec la nomination du général Sourovikine, attaque systématique des infrastructures électriques et ferroviaires ukrainiennes, et utilisation massive de drones et de missiles bon marché, propres à épuiser les défenses aériennes de l'ennemi. Les fronts se sont donc à peu près stabilisés, sauf dans le Donbass où les Russes sont désormais plutôt à l'offensive, aux portes de Soledar et de Bakhmout.

Le passage à la guerre d'attrition s'est imposé pour plusieurs raisons. Les deux armées, épuisées par l'effort de six mois de combats impitoyables, avaient besoin de marquer une pause, de consolider leurs positions et de regarnir les rangs. Du coté Russe, il fallait attendre l'arrivée des effectifs de la mobilisation partielle, et donner du temps à l'industrie pour produire massivement de nouveaux armements et des munitions d'artillerie. Du coté ukrainien, il fallait se remettre de pertes humaines monstrueuses, la rançon d'une tactique offensive à outrance pour obtenir des résultats médiatisables, quel qu'en soit le prix. Autre facteur de pause opérationnelle, les boues d'un automne interminable interdisaient les vastes mouvements offensifs impliquant des armes lourdes comme les chars, les Himars, les canons autotractés et les obusiers à roquettes multiples.

Les combats se sont poursuivis, mais sans modification sensible des lignes du front raccourci presque de moitié. La tactique russe a consisté à fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass pour éviter les concentrations offensives en direction de la Crimée ou de Mélitopol.

Désormais, le gel tardif s'installe pour deux mois environ, ce qui rend à nouveau possibles les grands manœuvres. Va-t-on assister à des offensives d'envergure dans les semaines à venir ? Les experts qui le croient supputent depuis des semaines sur les directions possibles d'éventuelles percées russes ou ukrainiennes.

Beaucoup estiment que les Russes ont les moyens d'effectuer ces percées, vers le sud et vers le nord et de couper les chemins de fer vitaux pour l'approvisionnement les lignes ukrainiennes avancées. Cela conduirait à la conquête rapide des quatre oblasts annexés en octobre. Les Russes ne laissent cependant filtrer aucun indice sérieux d'intentions offensives dans l'immédiat : pas de concentrations de troupes, effectifs mobilisés encore non affectés, poursuite de la formation, rumeur d'une nouvelles mobilisation de 500.000 hommes, pénurie résiduelle d'équipements individuels. Au contraire, Moscou renforce activement ses lignes de défense qui deviennent peu à peu quasi inexpugnables. Le plus probable, c'est semble-t-il que la Russie qui a encore besoin de temps, s'installe pour encore plusieurs mois dans une guerre d'attrition qui lui donne du temps, cause des pertes importantes à l'ennemi et fixe ses forces.

Cependant trop d'informations manquent pour être affirmatif. La supériorité potentielle de la Russie est écrasante. Une population quatre fois plus nombreuse que celle de l'Ukraine, une profondeur stratégique incomparable, un complexe militaro-industriel imposant, des missiles hypersoniques et une défense anti-aérienne sans équivalents, des traditions dans l'usage de l'artillerie, un  "learning by doing" nourri pas les derniers mois de guerre. Mais à l'opposé des interrogations demeurent sur des paramètres de la projection dans l'offensive :  où en sont réellement les stocks d'armes et de munitions, où en sont les chaines de commandement, quelle est la valeur des unités fraichement constituées, quelles capacités logistiques, quelles performances de renseignement, quelles réelles intentions tactiques, etc. ? Autant d'informations inaccessibles à l'observateur.

Du coté ukrainien, où les pertes matérielles et humaines ont été immenses, il semble que les armes lourdes et les munitions manquent cruellement et que l'industrie militaire locale souffre beaucoup des pénuries et des pannes aléatoires d'électricité. Bien que tenues à bout de bras par un encadrement étranger (anglais, polonais, et américain essentiellement), très qualifié et doté de moyens de renseignement incomparables, les forces ukrainiennes souffrent de limitations majeures. Leur base démographique a fondu. Ce pays avait 43 millions d'habitants en février dernier. Selon le colonel américain Alex Vershinin,  il n'en a désormais que 20 à 27 millions, 14,3 millions ayant fui la guerre et 9 millions se trouvant dans des territoires sous administration russe. Ce qui ramène l'effectif mobilisable de 5 à 3 millions, dont 1 million sous les drapeaux, 1 million inapte au combat, et le reste impliqué dans le fonctionnement économique du pays.

Kiev a un besoin lancinant de résultats militaires et de coups médiatiques pour entretenir le cordon ombilical occidental, ce qui la pousse à l'offensive. Mais sa survie étant assurée pour 6 mois par le dernier programme occidental, elle a tout intérêt à décaler ses manœuvres de grande envergure de l'hiver au printemps. Les promesses de la coalition vont mettre un certain temps à se matérialiser. Le train d'armements lourds ne sera opérationnel que vers le mois d'avril. Il était exigé depuis un mois par le général Valery Zalushny via The economist à raison de "300 chars, 700 véhicules de combat blindés, 500 obusiers, et des avions de chasse." 

Vraisemblablement les opérations décisives de part et d'autres seront reportées après l'hiver et la rapoutitsa qui le suit. Il y aura dans les deux mois à venir des attaques , des combats féroces, des avancées, et des gains territoriaux limités, sauf effondrement bien improbable de l'une ou l'autre des armées en présence. Une poussée russe intéressante dans le Donbass est quand même possible.

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La grande explication aura lieu sans doute à partir d'avril et s'étendra sur plusieurs mois. Les vrais protagonistes sont la Russie et les États-Unis. Si les intérêts de sécurité essentiels de la Russie imposent la mise à distance de forces mortellement hostiles à ses frontières, les États-Unis, eux, sont libres de leurs choix. L'Ukraine, perdue ou pas, ne sera son champ de bataille contre les Russes que si ses intérêts fondamentaux ne sont pas altérés. Le colonel US Daniel Davis l'exprime clairement ;  "en donnant à Kiev la quantité et le type d'armes et de munitions dont elle aurait besoin, nous épuiserions sérieusement nos propres arsenaux, ce qui mettrait notre sécurité nationale en danger, et coûterait des centaines de milliards," et il poursuit,  "Il est d'un intérêt national vital pour l'Ukraine de gagner sa guerre avec la Russie. Pour les États-Unis, c'est un résultat souhaitable, mais pas un intérêt national vital pour lequel nous risquerions de faire la guerre."

Cela indique qu'il y a des limites au soutien occidental, censément assuré "le temps qu'il faudra," jusqu'à "la victoire" (Macron), ou "pour réussir sur le champ de bataille" (Biden).

La première limite c'est e tabou de l'entrée en guerre contre la Russie. Ce principe est martelé par Biden dans toutes ses interventions et il en est de même des autres dirigeants ouest européens. Tous serinent qu'ils ne feront jamais la guerre contre la Russie. Biden expliquait le 21  décembre à Zelensky, les yeux dans les yeux que  " les alliés européens ne cherchent pas à faire la guerre à la Russie. Ils ne cherchent pas la troisième guerre mondiale". Il pensait surement au missile ukrainien S-300 égaré en Pologne par les soins de Kiev, qui devait servir de prétexte à l'implication directe de l'OTAN dans les combats. C'est pour cela que tous les actes d'escalade occidentaux (envoi d'armes nouvelles et plus létales, opérations militaires plus ou moins directes) sont soigneusement pesés et éventuellement écartés s'ils risquent d'acculer la Russie à désigner tel ou tel pays occidental comme belligérant.

Le second impératif commun des principaux coalisés, c'est de ne pas engager de troupes nationales sur le terrain, (sauf des forces spéciales ou des opérateurs techniques déguisés). Cela implique que les Ukrainiens remplissent à eux seuls la fonction de chair à canon. Ils en ont d'ailleurs pleinement conscience. Le media libanais Al Mayadeen rapporte le 7 janvier un propos du ministre de la défense ukrainienne Aleksey Reznikov : "Nous accomplissons aujourd'hui la mission de l'OTAN, sans verser leur sang. Nous versons notre sang, donc nous attendons d'eux qu'ils fournissent des armes",

Cette déclaration est très importante car elle situe clairement Kiev, non pas comme le héros de la nation ukrainienne, mais comme un instrument de l'OTAN pour les missions propres de l'OTAN, un "proxy" qui sert avec le sang des siens les objectifs de l'étranger.

Le troisième impératif est de faire accepter la guerre aux opinions publiques. C'est pour cela qu'elles sont soumises à une action psychologique d'État permanente d'une intensité inconnue dans l'histoire, et qu'en Europe tous les canaux  véhiculant  des points de vue alternatifs sont réduits au silence d'une façon ou d'une autre. 

Pourtant, les narratifs basés sur des fictions moralisatrices ne tiennent pas quand la guerre  produit des dommages sensibles comme la chute du niveau de vie, les pénuries et l'inflation. Le soutien a l'Ukraine est aujourd'hui en recul dans tout l'Occident, et même aux États-Unis qui profitent pourtant des commandes militaires et des achats d'énergie suscités par les sanctions.  En Europe, où le boomerang des sanctions est le plus douloureux  et les équilibres politiques fragiles, des revers militaires ukrainiens ne seraient pas supportables pour les gouvernements. Seules des "victoires" répétées de Kiev peuvent entretenir l'illusion collective d'une croisade morale légitime contre la version russe du Mal pour justifier les privations.

Le dernier impératif est financier. L'Ukraine ne fonctionne plus en tant qu'État. Ce n'est pas seulement son effort militaire qu'il faut financer mais son administration, ses systèmes sociaux, et ses besoins économiques les plus élémentaires. A l'évidence, la charge ne serait pas supportable à moyen terme fut-ce par les États-Unis et l'Europe réunis.

Compte tenu de cette addition de contraintes, la guerre d'Ukraine est une mauvaise guerre pour ceux qui l'ont initiée, sauf pour le camp néo conservateur démocrate articulé dans l'exécutif américain autour des personnalités de Victoria Nuland et d'Antony Blinken.

Ce courant s'est exprimé ces derniers jours par la plume de deux néo conservateur typiques, à cheval entre Démocrates et Républicains, Condolezza Rice et Robert M. Gates, dans un article du Washington PostPour eux, "en l'absence d'une nouvelle percée ukrainienne majeure et d'un nouveau succès contre les forces russes, les pressions occidentales sur l'Ukraine pour négocier un cessez-le-feu s'accentueront au fil des mois d'impasse militaire. Dans les circonstances actuelles, tout cessez-le-feu négocié laisserait les forces russes en position de force pour reprendre leur invasion dès qu'elles seront prêtes." Il faut donc "d'urgence à l'Ukraine une augmentation spectaculaire des fournitures et des capacités militaires - suffisante pour dissuader une nouvelle offensive russe et permettre à l'Ukraine de repousser les forces russes à l'est et au sud.
Ces vues, partagées par les équipes de Biden, sont aux antipodes de celles du Pentagone exprimées par le chef d'État-major des armées, le général Mark Milley . Celui-ci "s'est dit sceptique sur le fait que l'Ukraine puisse déloger militairement la Russie de l'ensemble des territoires qu'elle occupe dans le pays, y compris la Crimée."

C'est donc sur le champ de bataille de l'est du Dniepr que se jouera dans les six mois, le destin du grand programme planétaire des néo-conservateurs prévoyant d'épuiser successivement la Russie et la Chine pour garantir l'ordre mondial unipolaire "fondé sur des règles" des États-Unis.

Jean-Pierre Bensimon

Mardi 10 janvier 2023