La destruction des pipelines Nord Sream 1 & 2 sur ordre du Président Joe Biden, révélée par la remarquable enquête de Seymour Hersh, est une information dont l'audience va augmenter progressivement dans les mois à venir. Elle aura des conséquences majeures sur l'ordre international occidental que la contribution de Rodrigue Tremblay développe ci-dessous (Dialexis)
Dr Rodrigue Tremblay |
[L'OTAN a pour objectif] « d’exclure les Russes, d'inclure les Américains et de tenir les Allemands sous la botte. » Lord Ismay, premier secrétaire général de l'OTAN (1952-1957)
« La réflexion à court terme [des décideurs politiques et économiques] n'est pas seulement profondément irresponsable, elle est immorale. » Antonio Guterres, secrétaire général de l'ONU (dans un discours devant l'Assemblée générale, lundi le 6 février 2023)
« L'Ukraine, un espace nouveau et important sur l'échiquier eurasien, est un pivot géopolitique car son existence même en tant que pays indépendant contribue à transformer la Russie. Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire eurasien. » Zbigniew Brzezinski (1928-2017), théoricien politique américain né en Pologne. (Dans son livre Le grand échiquier, publié en anglais, en 1997, sous le titre de 'The Grand chessboard').
« La paix est la vertu de la civilization; la guerre en est le crime. » Victor Hugo (1802-1885), romancier et homme politique français, (dans Œuvres complète de Victor Hugo, 1885)
Un préambule est nécessaire pour comprendre ce qui suit.
Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale en 1945, l'influence du gouvernement américain dans les
affaires européennes est au premier plan. Pendant la guerre froide (1945-1989) entre les
États-Unis et l'Union soviétique (URRS), l'Europe s'est appuyée sur les
États-Unis, d'abord pour recevoir une aide financière avec le plan Marshall de 1947, et ensuite, pour la
protection militaire avec la création de l'Organisation du traité de l'Atlantique
nord (OTAN), en 1949, une alliance militaire de
sécurité mutuelle.
Cependant, après la chute de
l'Union soviétique en 1991, on a compris à Washington que l'Europe était en
voie d'être moins dépendante des États-Unis. En effet, la disparition de l'URSS
signifiait également la dissolution du Pacte de Varsovie, une alliance militaire
regroupant des pays de l'Europe de l'Est, sous l'égide soviétique. Ce
développement signifiait aussi que le bouclier défensif de l'OTAN devenait
superflu. La question qui se posait alors aux autorités américaines était de démanteler ou non l'OTAN.
Mais, parce que l'OTAN était la
principale source de l'influence étasunienne en Europe de l'Ouest, le
gouvernement de George H.W. Bush et son secrétaire d'État, James Baker,
décidèrent de ne point démanteler l'OTAN. En contrepartie, ils s'engagèrent à
l'endroit de la Russie de ne pas permettre une expansion de l'OTAN en direction
de l'Est européen. Cependant, c'est une promesse que l'administration de Bill
Clinton et d'autres gouvernements américains subséquents ne tinrent point, et
l'OTAN s'est effectivement élargie pour englober des pays de l'Europe de l'Est,
au grand déplaisir de la Russie qui considéra une telle expansion comme une
menace à sa sécurité.
Néanmoins, au fil des ans, des
liens économiques se tissèrent entre l'Europe occidentale et la Russie, avec
des relations commerciales et financières mutuellement profitables. C'est ainsi
qu'en 2012, un nouveau gazoduc, le Nord Stream 1, est entré en service,
acheminant du gaz naturel russe bon marché vers l'Allemagne. Les entreprises
allemandes furent les premières à profiter largement de cette source d'énergie
à prix abordable. Certaines entreprises allemandes ont même entrepris de vendre
leurs surplus de gaz naturel russe à d'autres pays européens. Et, fait
important, en juin 2015, il fut décidé de construire un deuxième gazoduc, le Nord Stream 2, de manière à doubler le
volume de gaz naturel russe destiné à l'Allemagne et à d'autres pays européens.
L'annonce d'un deuxième gazoduc
causa une onde de choc et souleva de fortes appréhensions du côté américain
parce qu'on craignait que les pays d'Europe occidentale étaient en train de
devenir trop dépendants économiquement de la Russie. D'autant plus que cette
nouvelle survenait un moment même où l'OTAN s'étendait en Europe de l'Est pour
accepter d'anciens alliés de la Russie comme nouveaux membres : Pologne,
Hongrie, République tchèque, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie,
Slovaquie, Albanie et Croatie.
Depuis, tous les congrès
successifs aux États-Unis et les gouvernements américains se sont fermement
opposés à la construction du gazoduc Nord Stream 2. Ils justifièrent une telle
opposition au nouveau gazoduc par la crainte qu'il n'augmente considérablement
la dépendance de l'Europe occidentale vis-è-vis du gaz naturel russe, et que
cela n'ait des conséquences géopolitiques importantes.
La guerre en cours entre l'Ukraine et la Russie, un
conflit qui a pris de l'ampleur quand la Russie a envahie l'Ukraine, le 24
février 2022, mais qui a vraiment commencé en 2014, est, dans une large mesure,
le résultat de l'expansion de l'OTAN et de l'encerclement militaire de facto
de la Russie. C'est aussi une conséquence de la décision bien arrêtée des
États-Unis de s'opposer aux liens économiques croissants de l'Europe
occidentale avec la Russie.
Comme l'indique très clairement
la citation de Brzezinski ci-dessus, l'Ukraine n'est qu'un pion dans un jeu de
guerre beaucoup plus vaste du gouvernement des États-Unis, conçu pour couper
les liens économiques entre la Russie, l'Allemagne et l'ensemble de l'Union
européenne (UE).
Qui a fait sauter les pipelines
Nord Stream 1 et 2 ?
Le lundi 26 septembre 2022, jour
de la fête du Roch Hashana, (terme qui signifie littéralement "début de
l'année" en hébreu*) le président américain Joe Biden est soupçonné avoir
ordonnée la destruction des gazoducs sous-marins Nord Stream 1 et 2, reliant la
Russie et l'Allemagne pour la livraison de gaz naturel, (N.B. Le gazoduc Nord
Stream 2 a été achevé en 2021, mais n'a jamais été mis en service.)
Une fois confirmé, un tel acte de
sabotage terroriste de nature étatique serait un acte de guerre évident de la part de
l'administration américaine de Joe Biden. Un tel évènement est susceptible
d'avoir également, en toute probabilité, des conséquences politiques,
géopolitiques, et économiques importantes au cours des prochains mois et
années.
Or, c'est précisément ce que
révèle le renommé journaliste américain Seymour Hersh (1937-) dans un rapport explosif, bien documenté, cohérent
et fort long, intitulé "How America Took Out the Nord Stream Pipeline",
daté du 8 février 2023. Seymour Hersh est lauréat journalistique du prix
Pulitzer, et il a derrière lui une très longue et fructueuse carrière de
journaliste d'investigation. C'est un spécialiste dans les affaires militaires
américaines et les engagements militaires américains à l'étranger.
M. Hersh rapporte de manière très
détaillée — tout en citant des sources fiables, lesquelles doivent rester
anonymes pour le moment — comment un plan top secret visant à détruire les 1200
kilomètres de gazoducs sous la mer Baltique, reliant la Russie et l'Allemagne,
a été concocté, à Washington, par un groupe interdépartemental du gouvernement
américain, sous la direction de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale
du président Joe Biden, et cela, à partir de la fin de l'automne 2021.
Il est important de noter qu'un
tel projet aurait été conçu des mois avant que la Russie ne lance une offensive
militaire en Ukraine, le 24 février, 2022. La Russie voulait ainsi empêcher
l'Ukraine, un pays voisin, de rejoindre l'OTAN.
Dans la foulée de la destruction
des gazoducs Nord Stream par une explosion, le 26 septembre 2022, certains
médias américains ont étonnamment conclu que le sabotage des gazoducs relevait
du « mystère », quant aux auteurs d'un tel
exploit. Certains médias alléguèrent même que c'était probablement la Russie
qui avait fait sauter ses propres pipelines, pour des raisons plutôt obscures.
Il semblerait cependant que le mystère commence à se dissiper, grâce à la
diligence et au travail d'enquête du journaliste américain Seymour Hersh.
L'action de sabotage semble avoir
été l'œuvre de spécialistes de la plongée de la marine américaine (avec la
coopération active de la Norvège). Elle fut menée de manière à ce qu'un projet
aussi risqué demeure un secret bien gardé et puisse pouvoir être nié.
Néanmoins, le président Biden n'a pas pu s'empêcher de commenter publiquement
le plan top secret, et cela, avant même qu'il ne soit mis à exécution.
En effet, le 7 février 2022, lors
d'une conférence de presse conjointe avec le chancelier allemand Olaf Scholz, à
Washington D.C., le président Biden a déclaré publiquement ce qui suit : [si la Russie
envahit l'Ukraine], « alors, il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons
fin. » Il a ajouté, pour être parfaitement clair, en réponse à une question
complémentaire d'un journaliste : « Nous le ferons, je vous le promets, nous
pourrons le faire. »
C'est pourquoi les révélations
détaillées du journaliste Hersh dans son rapport de 5 000 mots ne sont pas une
complète surprise, étant donné que le président Joe Biden lui-même avait
clairement indiqué qu'il avait la ferme intention d'éliminer les gazoducs
reliant la Russie à l'Allemagne.
Néanmoins, ce qui ressort de
l'enquête de Seymour Hersh, ce sont les énormes efforts déployées par le
gouvernement de Joe Biden pour garder le plan de sabotage top secret.
Premièrement, le Congrès a été
tenu dans l'ignorance la plus complète quant à l'existence du plan.
Deuxièmement, selon M. Hersh, des commandos de plongée de la marine américaine
ont été recrutés dans le plus grand secret et suivirent un entraînement sur les
techniques de comment déposer des mines explosives en profondeur, sur les
pipelines Nord Stream dans les eaux danoises, au large de l'île de Bornholm.
Troisièmement, le placement des charges explosives sur les pipelines, en juin
2022, a été dissimulé dans le cadre des exercices militaires de l'OTAN dénommés
Baltops 22, et a été mené par la sixième
flotte américaine, laquelle se trouvait dans la région à ce moment.
De plus, comme de tels explosifs
pouvaient être déclenchés à distance, la date précise pour la destruction des
pipelines fut laissée à la discrétion du président Biden. — La date qu'il est
reporté avoir choisie fut celle du lundi, 26 septembre 2022.
Ramifications politiques,
juridiques, économiques et géopolitiques du sabotage
Maintenant que le chat semblerait
être sorti du sac et que le soi-disant « mystère » pourrait avoir été élucidé,
les conséquences d'un tel acte de sabotage étatique seraient énormes et
multiples.
D'abord, au plan politique, ce ne
sont pas tous les membres du Congrès américain qui seront ravis d'apprendre que
des lois ont été contournées pour les maintenir dans l'ignorance, alors que
pendant tout ce temps, le président Biden laissait entendre que la Russie
pourrait avoir été derrière le sabotage des ses propres gazoducs, quelques
jours après avoir lui-même ordonné l'explosion de ceux-ci.
Il est probable que la Chambre
des Représentants ou le Sénat américain veuillent faire témoigner, sous serment,
des personnes directement impliquées dans l'opération de sabotage. Dans lequel
cas, on ne peut écarter la possibilité que M. Biden soit la cible d'une demande
en destitution.
Tout cela rappelle comment
l'administration du président Lyndon B. Johnson avait utilisé l'incident du golfe du Tonkin, en 1964, comme prétexte
pour justifier une escalade de l'implication militaire américaine dans la
guerre du Vietnam.
On se souviendra aussi d'un rapport du lobby américain PNAC (Project
for a New American Century) et rédigé sous la supervision du néo-conservateur
sous-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz, un fervent promoteur de la guerre
contre l'Irak. Le rapport jugeait qu'il faudrait le choc d'un « nouveau
Pearl Harbor » afin de galvaniser le pays derrière le projet de
« réarmer l'Amérique ».
Un an plus tard, par coïncidence
ou non, survint l'événement catastrophique des attentats du 11 septembre 2001, lesquels
influencèrent profondément la politique étrangère étasunienne.
Lorsqu'un gouvernement opère dans
le plus grand secret, indépendamment des organes législatifs démocratiques, il
peut s'écouler beaucoup de temps avant que les citoyens aient accès à toute la
vérité sur des évènements vus comme « mystérieux ».
En deuxième lieu, l'événement du
sabotage démontre que l'un des objectifs (peut-être l'objectif principal), en
favorisant l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN et en provoquant la Russie, était
de créer un confrontation avec la Russie, et que celle-ci pouvait
"justifier" la destruction des pipelines russo-allemands.
En conséquence, la population
allemande demandera surement au chancelier allemand Olaf Scholz quel a été son
rôle dans le dynamitage des gazoducs Nord Stream. Il n'est pas exclu que M.
Scholz soit appelé à présenter sa démission.
Troisièmement, d'un point de vue
légal, on peut s'attendre à ce que le gouvernement russe et le consortium
international qui possède les gazoducs détruits lancent un déluge de poursuites
en vertu du droit international et demandent des milliards de dollars en
dommages et intérêts. D'autres victimes, découlant de la hausse du prix du gaz
naturel qui a suivie, pourraient emboîter le mouvement. On s'attendrait
également à ce que la Russie lance une accusation formelle contre les
États-Unis pour avoir si ouvertement violée la Charte des Nations Unies.
Quatrièmement, alors que de plus
en plus d'informations commenceront à filtrer au cours des prochaines semaines,
les gouvernements européens et les dirigeants de l'U.E. — ayant fait reposer la
décision d'admettre l'Ukraine dans l'OTAN et possiblement dans l'Union
européenne sur le besoin de reconnaître l'indépendance de l'Ukraine —
pourraient aussi devoir réévaluer leurs motivations pour accorder leur soutien
à une guerre qui ne mème nulle part, sauf peut-être à une Troisième Guerre
mondiale.
En effet, si la guerre entre la
Russie et l'Ukraine a été une guerre fabriquée par les États-Unis depuis le
début, commençant avec le renversement du gouvernement ukrainien élu, en 2014,
avec le soutien actif des États-Unis, certains parmi les partisans européens
les plus agressifs de la guerre pourraient devoir conclure qu'ils ont été
manipulés.
Cinquièmement, les révélations du
journaliste Seymour Hersh pourraient également venir perturber, voire faire
même dérailler, tout plan que les États-Unis et l'OTAN pourraient avoir
d'escalader la guerre en Ukraine.
Conclusion
Ce triste épisode moderne, dans
la longue histoire de la guerre dans les affaires humaines, devrait fournir une
leçon à tout le monde. En effet, en matière de guerres ou autres crimes du même
genre, la première question devrait toujours être « Cui
Bono ? » ou "à qui cela profite ?".
En général, quand une guerre
éclate, vous pouvez être assuré qu'elle est dans l'intérêt de l'une des
parties, celle qui l'a activement recherchée, et pas nécessairement celle qui a
tiré en premier.
Finalement, lorsqu'il est
question de guerre d'agression, on ne peut se fier à aucun gouvernement.
______________________
Titre original : Is the U.S. Biden
Administration Behind the Blowing up of the Nord Stream 1 and 2 Pipelines
between Russia and Western Europe?
Auteur
: Dr Rodrigue
Tremblay, professeur émérite de sciences économique et ancien
ministre de l'industrie et du commerce québécois, auteur du livre géopolitique «
Le Nouvel empire américain »,
l'Harmattan, 2004 et auteur du livre « La
régression tranquille du Québec, 1980-2018 », Fides, 2018
Date de publication : 14 février 2023