9 févr. 2023

Le jour où l’Amérique a poignardé sa grand-mère, par Jean-Pierre Bensimon

C’était un lundi, plus précisément le 26 septembre 2022. Un avion de surveillance P8 Poséidon de la marine norvégienne larguait ce jour-là dans la Baltique, à proximité de l’ile danoise de Bornholm, une bouée sonar de haute technologie. 

Seymour Hersh

La bouée avait été programmée pour déclencher sur ordre de la Maison Blanche l’explosion des charges de C4 posées sur trois segments des pipelines Nord Stream 1 et 2 trois mois plus tôt. C'était l'œuvre de plongeurs en eaux profondes de la  marine militaire américaine qui avaient été formés au Centre de plongée et de sauvetage de Panama City en Floride.

Le secrétaire d’Etat Antony Blinken dira quelques jours plus tard :« c’est une occasion formidable de supprimer une fois pour toutes la dépendance à l’égard de l’énergie russe ».

Retournons le terme « dépendance » qui signifie domination, soumission à une volonté, et remplaçons-le par « ressource », « opportunité », « bienfait ». Ces mots conviennent beaucoup mieux, sauf aux néocons américains obnubilés par leurs appétits planétaires. Mais ils permettent de saisir à quel point les intérêts européens et américains sont aux antipodes sur cette question.

L’énergie russe abondante, sure, et bon marché, était pour l’Allemagne et par ricochet pour l’Europe, la clé de sa sécurité énergétique et la clé de sa compétitivité, c’est-à-dire la clé de sa prospérité. On ne connait pas de conditionnalité politique aux livraisons russes, mais plutôt une assurance et une sécurité à travers des contrats bon marché à long terme scrupuleusement respectés.

A la place, le sabotage américain introduit une dépendance au gaz américain, quatre fois plus cher et terriblement polluant, et un affaiblissement historique de l’industrie localisée en Europe sur les marchés mondiaux, en particulier ceux d’Outre-Atlantique. On se demande aujourd’hui en Europe comme parer les effets d’aspiration vers le territoire américain des activités industrielles localisée dans le Vieux continent où les coûts sont fatalement trop élevés pour assurer la rentabilité des investissements.

Il ne faut pas espérer de l’allié Yankee la moindre marque d’empathie ou de loyauté quand ses intérêts sont engagés. Pourtant, il fait preuve d’une relative mansuétude pour les Européens. C’est que tout peuple a besoin de racines et d’une histoire, d’une image puissante de ses sources, de sa naissance et de son passé. Les Américains n’ont à se mettre sous la dent, en propre, que la guerre d’Indépendance, la guerre de sécession, et la foi de leurs pères fondateurs. Mais pour asseoir leur identité ; il leur faudrait oublier, ce qui est impossible, le cruel génocide des Indiens et le non moins cruel héritage de l’esclavage, les marques d’infamie qui ont présidé à leur naissance et à leur construction comme nation.

Alors, ils cherchent avidement dans la vielle Europe un socle culturel, des références éthiques, esthétiques, scientifiques. Les familles les plus cultivées y envoient leurs adolescents pour des voyages ou des études qui leur permettront de se construire une appartenance dans la profondeur de l’histoire. Se marier en Europe est pour eux un rêve et un retour.

La vieille Europe, si décatie, si fragile, si décalée et si tremblante aux yeux de leurs « réalistes », leur  offre en guise de refuge identitaire, un socle civilisationnel incomparable, avec Athènes, Rome, les religions, les Lumières, Londres, Rome, Paris, la littérature, la peinture, la musique, …

Et voila qu’avec cette bouée jetée sur un simple pipeline, ils viennent de poignarder leur grand-mère. Résistera-t-elle à la désindustrialisation, aux déficits, à l’inflation, à l’appauvrissement, et surtout, à l’humiliante vassalisation qu’ils lui imposent ?

Dans un passionnant article (*), le journaliste américain vétéran, Seymour Hersh, l’un des plus titrés et des plus reconnus du pays, retrace l’historique de cet attentat signé par la Maison Blanche.

C’est lui qui avait révélé le massacre du village de My Laï au Vietnam où l’armée américaine avait tué 500 hommes, femmes et enfants, façon Oradour-sur-Glane. C’est lui qui avait révélé les enquêtes et les éliminations parfaitement illégales de la CIA sur le sol américain. C’est lui qui avait révélé les monstruosités de la prison d’Abou Graïb en Irak avec l’image de cette militaire US qui tenait en laisse des prisonniers. C’est lui enfin qui avait osé illustrer l’omniprésence de la CIA en Syrie pour un « regime change » téléguidé depuis les rives du Potomac.

Dans sa reconstitution de l’historique du dernier forfait présidentiel contre l’Europe, Seymour Hersh s’appuie sur « une source ayant une connaissance directe de la planification opérationnelle » c'est-à-dire sur une personnalité impliquée dans la conception et l’exécution du grand sabotage.

Tout commence avec l’installation de l’administration Biden en janvier 2021. Le Sénat mené par Ted Cruz est vent debout contre le projet Nord Sream2 qui est en train de s’achever. En bref, de puissants courants politiques lui reprochent d’incarner le fantôme de l’Ostpolitik, de renforcer les liens entre la Russie et l’Europe et donc de réduire les relations de dépendance de cette dernière avec l’Amérique. En quelque sorte ce pipeline maudit la fait sortir du jeu.

Lors de son audition de confirmation comme Secrétaire d’État, la première question qui sera posée à Antony Blinken est : « Tiendrez-vous tête aux Allemands ? » Il répond par l’affirmative mais sans pouvoir engager le président. Le Sénat bloquera alors les nominations de la nouvelle administration aux postes de politique étrangère et l’adoption du projet de loi annuel sur la Défense, pendant des mois.

A la mi-novembre 2021, la décision des régulateurs allemands de l’énergie suspendant l’approbation de Nord Sream 2 désormais achevé, dénoue le conflit avec le Sénat. Il faut noter que les Allemands sont alors dans une période d’interim de deux mois et demi dédiée à la formation de la coalition qui prendra la suite de celle d’Angela Merkel. Celle-ci ne peut donc plus imposer la protection de Nord Sream2 pour lequel elle aura résisté aux pressions de Washington près d’une décennie.

Panama City (Floride)

En décembre 2021, Jake Sullivan, le conseiller du Président, réunit un groupe Interagences pour étudier les réponses possibles au pipeline toujours en état de fonctionner, considéré comme une menace majeure. Très vite il fait comprendre à ce groupe ultra secret qu’il n’attend ni diplomatie, ni sanctions, mais un plan de destruction. Deux options sont alors évoquées : soit le bombardement aérien par des engins explosifs à retardement, soit le recours aux plongeurs en eaux profondes grâce auxquels la CIA avait mené brillamment l’opération Ivy Bells, sur un câble sous-marin stratégique russe dans les années 70.

Le 7 février Biden rencontre Scholz à la Maison Blanche. Jusqu’à ce moment les Américains ne savent pas exactement quelle est la vision du nouveau chancelier qui a pris ses fonctions en décembre 2022. Il semble que ce jour-là, pleinement informé  (ou menacé), Scholz, porteur des intérêts allemands, rend les armes au point que Biden pourra déclarer dans la foulée : « Si la Russie envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous allons y mettre fin. »

Le sort du pipeline est scellé, car Biden et les siens ont programmé une embuscade politico-militaire, qui contraint Poutine à intervenir en Ukraine pour protéger les Russes de souche, cibles d’une offensive armée imminente de Kiev. Celui-ci était bien conscient du piège tendu car trois semaines avant, Victoria Nuland, numéro 3 du département d’État au lourd passé ukrainien, avait déjà déclaré publiquement que toute intervention russe en Ukraine provoquerait la destruction de Nord Stream 2.

Il restait à monter une délicate opération secrète de sabotage sous-marin dont Seymour Hersh fait le récit détaillé.

La CIA va s’appuyer sur la Norvège, plate forme des activités d’espionnage de la Russie dans la zone arctique, qui « déteste les Russes » et connait parfaitement tous les recoins de la Baltique.

Ce sont les services norvégiens qui détermineront le bon endroit pour la pose du C4 (eaux peu profondes à l’abri des courants marins). Ils fourniront le bateau nécessaire, un chasseur de mines. Ils suggèreront surtout le moment idoine pour préserver la discrétion. Ce sera au cours d’un exercice rituel de l’OTAN, Baltic Operation22, ou BALTOP22. Il servira de couverture aux travaux de pose, la date du déclenchement des explosions restant à discrétion de la Maison Blanche grâce à un mécanisme complexe d’acoustique sous-marine. Enfin, un de leurs patrouilleurs P8 livré par les États-Unis larguera la bouée sonar quand l’ordre de mise à feu arrivera de Washington.

Comme on l’a vu, Blinken célébrera l’évènement dans les jours qui suivirent et Victoria Nuland déclarera fin janvier 2023 devant une commission du Sénat dans un moment de fierté partagée : « Comme vous, je suis, et je pense que l'administration est, très satisfaite de savoir que Nord Stream 2 est maintenant, comme vous aimez le dire, un morceau de métal au fond de la mer. »

On a tenté bien sûr d’attribuer le sabotage aux Russes qui adoreraient s’auto-mutiler. En bombardant leurs propres prisons, leur propre pont, leurs propres frères russophones. Pourquoi pas leurs pipelines ? Cette thèse va continuer de dominer en Absurdie occidentale, en France particulièrement. En Allemagne, le procureur général Peter Frank vient de déclarer à Die Welt que « l'implication présumée de Moscou dans les explosions du gazoduc n'a pas été prouvée ». Aux États-Unis, le New York Times est revenu sur la même accusation incongrue en apprenant que les Russes s’étaient discrètement informés sur le coût d’éventuelles réparations. S’ils veulent réparer le pipeline, ils ne l’ont surement pas détruit eux-mêmes, ce raisonnement hardi, le NYT l’a fait.

L’article de Seymour Hersh est un remarquable exercice de respect de l’opinion, que l’appareil des media américains a tenté d’étouffer puisque Hersh a du ouvrir un blog sur Substack pour livrer son analyse au public.

Son texte ne va cependant pas au cœur des raisons majeures qui ont poussé la Maison Blanche et les courants politiques les plus influents de l’Amérique à poignarder les Européens, en particulier les Allemands, mais ce n’était pas son propos. Il prouve cependant que la guerre par proxy des Américains contre la Russie sur la terre ukrainienne, s’est doublée d’une guerre politico-économique contre l’Europe, dans une offensive impériale de dimension planétaire.

(*) How America Took Out The Nord Stream Pipeline 

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Jean-Pierre Bensimon

Le 09 février 2023