21 févr. 2023

Une hypothèse inattendue : les États-Unis pourraient être les grands perdants de la guerre contre la Russie, par Alastair Crooke

 Que fait donc l'Europe suite aux accusations concernant [la destruction de] Nord Stream ? C’est qu’il est difficile d’imaginer une Europe dominée par l'Allemagne s'éloignant de Washington.

Alastair Crooke
"L'OTAN n'a jamais été aussi forte, la Russie est un paria planétaire, et le monde reste inspiré par la bravoure et la résilience ukrainiennes ; en bref, la Russie a perdu, la Russie a perdu stratégiquement, opérationnellement et tactiquement - et elle paie un prix énorme sur le champ de bataille".

Le général Mark Milley, chef d'état-major des armées américaines, ne croit pas un mot de tout cela. Nous savons qu'il n'y croit pas car, il y a deux mois, il a dit exactement le contraire - jusqu'à ce que la Maison Blanche le chapitre pour s’être écarté du message de Joe Biden. Maintenant, il est de retour et il joue « en "équipe ».

Zelensky ne croit probablement pas non plus à la récente promesse européenne de fourniture de chars et d’avions, il sait que ce n’est qu’une chimère. Mais il joue en équipe. Quelques chars supplémentaires ne feront aucune différence sur le terrain, et sa cinquième mobilisation se heurte à une résistance de niveau national. Les armées européennes attendent cet épisode, et leurs armureries préparent des "chars déclassés".

Zelensky ne cesse de répéter qu'il doit disposer de chars et d'avions d'ici le mois d'août pour renforcer ses défenses qui souffrent de graves hémorragies. Mais paradoxalement, on a bien expliqué à Zelensky qu'il est essentiel "d’obtenir des gains significatifs sur le champ de bataille" dès maintenant, car l'administration a "la ferme conviction" qu'il sera plus difficile par la suite d'obtenir le soutien du Congrès (autrement dit, après le mois d'août il sera trop tard).

Il est clair que les États-Unis préparent le terrain à une " annonce de victoire " au printemps - comme le laissent présager les commentaires délirants de Milley, un tremplin juste avant le coup d'envoi du calendrier des élections présidentielles américaines.

Le "narratif" commence à transformer l’offensive russe massive à venir - en une résistance ukrainienne héroïque écrasée par une force irrésistible.

"La nature critique des prochains mois a déjà été expliquée à Kiev en termes directs par de hauts responsables de Biden - dont le conseiller adjoint à la sécurité nationale Jon Finer, la secrétaire d'État adjointe Wendy Sherman et le sous-secrétaire à la défense Colin Kahl, qui se sont tous rendus en Ukraine le mois dernier" (Washington Post). Le directeur de la CIA Bill Burns s'est déplacé pour informer personnellement Zelensky une semaine avant l'arrivée de ces responsables.

Zelenksky a été mis au pied du mur. Des résultats maintenant, sinon gare!

Mais Seymour Hersh a fini par dire tout haut une dure réalité dissimulée, aux conséquences politiques extrêmement compliquées (extrait de l'interview ultérieure de Hersh au Berliner Zeitung,. « Non, pas le sabotage du Nord Stream (nous le savions), mais une erreur de jugement irréfléchie, une colère croissante à Washington, et du mépris pour les jugements politiques immatures de Biden et pour ses proches collaboratuers néoconservateurs.

Ce n'est pas seulement que l'équipe Biden a "fait sauter les pipelines" ; elle en est fière ! Il ne s'agit pas seulement que Biden était prêt à mettre bas la capacité concurrentielle et les perspectives d'emploi de l'Europe pour la prochaine décennie (certains applaudiront). La partie explosive du récit était que "à un certain moment après l'invasion des Russes, quand le sabotage a été exécuté...: et bien l’équipe s’est retournée contre le projet. Ils l'ont trouvé fou". Pourtant ce sont des gens qui travaillent à des postes de haut niveau dans les services de renseignement, et qui sont bien formés.

"Il y avait beaucoup de colère parmi les personnes impliquées" a noté Hersh. Au départ, le discours de Biden sur Nord Stream - " il ne sera pas ouvert " a été compris par les " pros " du renseignement comme un simple effet de levier lié à une invasion russe alors envisagée, que les Etats-Unis savaient imminente, qu’ils préparaient furieusement les Ukrainiens,  précisément au déclenchement de cette invasion russe.

Pourtant, le sabotage de Nord Stream a été reporté - de juin à septembre 2022, des mois après l'invasion effective. Alors, quel était l'intérêt de paralyser la base industrielle européenne en lui imposant des coûts énergétiques faramineux ? Quel était le raisonnement ? La colère s'est encore accrue lorsque les membres de l'équipe de Biden se sont mis à parler de Nord Stream, se vantant "bien sûr, oui, nous en avons donné l’ordre !".

Hersh commente que, bien que la CIA rendre compte de ses actes au "pouvoir" au sens large, plutôt qu'au Congrès, "même cette communauté est horrifiée par le fait que Biden ait décidé d'attaquer l'Europe dans son ventre économique - afin de soutenir une guerre qu'il ne gagnera pas". Hersh estime que dans une Maison Blanche obsédée par sa réélection, le sabotage de Nord Stream a été considéré comme une "victoire".

Hersh a déclaré dans son interview au Berliner Zeitung :

"Ce que je sais, c'est qu'il n'y a aucune chance que cette guerre se termine de la manière dont nous [les États-Unis] voulons qu'elle se termine... Cela m'effraie que le président ait été prêt à une telle chose. Et les personnes qui ont mené à bien cette mission pensaient que le président était parfaitement conscient de ce qu'il faisait au peuple allemand. Et à long terme, [ils pensent] que cela n'entachera pas seulement sa réputation de président, mais sera également très dommageable au plan politique. Ce sera un stigmate sur le front des États-Unis".

L'inquiétude est plus grande que cela : le zèle obsessionnel de Biden fait passer l'Ukraine d'une guerre par procuration à une question existentielle pour les États-Unis (existentielle dans le sens de son humiliation et de l'atteinte à sa réputation si la guerre était perdue). C'est déjà une question existentielle pour la Russie. Et l’existence de deux puissances nucléaires dans une confrontation existentielle est une mauvaise nouvelle.

Soyons très clairs : ce n'est pas la première fois que Biden a fait quelque chose considéré par les professionnels du renseignement américain comme totalement irréfléchi : Robert Gates, l'ancien secrétaire à la défense, a déclaré dimanche que Biden s'est trompé sur presque toutes les grandes questions de politique étrangère et de sécurité depuis quatre décennies. En février 2022, il a saisi les avoirs en devises de la Russie ; il a expulsé ses banques du système SWIFT (le système de compensation interbancaire) et il lui a imposé un tsunami de sanctions. La Réserve fédérale et la BCE ont déclaré après coup qu'elles n'avaient jamais été consultées, et que si elles l'avaient été, elles n'auraient jamais consenti à ces mesures.

Biden a affirmé que son action allait "mettre le rouble en miettes" ; il s'est lourdement trompé. Au contraire, la résilience de la Russie a rapproché les États-Unis d'un précipice financier (à mesure que la demande de dollars se tarit et que le centre de gravité du monde se déplace vers l'Est). Du point de vue des opérateurs financiers importants de New York, Biden et la Fed doivent maintenant se dépêcher de sauver les États-Unis, dont le système est fragile.

En bref, l'importance de l'interview de Hersh au Berliner Zeitung (et de ses autres articles) c’est qu’il révèle que les factions de l'État profond américain sont furieuses contre le cercle des néo-cons (Sullivan, Blinken et Nuland). La confiance « c’est fini ». Ils sont tenus à l’œil et ils continueront de l’être... L'article de Hersh n'est qu'un avant-goût.

Pour l'instant, le projet ukrainien des néoconservateurs reste d'actualité, l'équipe Biden exigeant que tous les alliés occidentaux restent en phase, avant le premier anniversaire de l'opération spéciale de la Russie, le 24 février.

Il semblerait toutefois que la fenêtre critique permettant à l'Ukraine de "gagner par un tour de magie" se soit réduite de quelques mois à quelques semaines. Gagner", bien sûr, reste indéfini. Pourtant, la réalité, c’est que ce sera la Russie, plutôt que l'Ukraine, qui montera l'offensive de printemps - et probablement sur toute la longueur de la ligne de contact.

L’injonction à l'Ukraine reste gravée dans la pierre (bien que Kamala Harris ait été dépêchée à la Conférence de Munich sur la sécurité) afin de s’en tenir à la "ligne" de l'équipe d'un "engagement durable de l'Occident collectif envers l'Ukraine".

Paradoxalement, en coulisses, cette "guerre civile" au sein de l'establishment américain menace « d’petre gravée dans la pierre » pour Biden également , alors qu'il approche de la décision sur sa candidature pour 2024.

La communauté des services de renseignement américains doit se demander si l'on peut faire confiance à Biden pour ne pas être imprudent, au moment où l'Ukraine vole en éclats sous l'effet de la poussée russe sur tous les fronts. Biden va-t-il à nouveau connaitre le désespoir ?

Peut-on imaginer que les États-Unis puissent simplement baisser les bras et reconnaître la victoire russe ? Non, l'OTAN pourrait se désintégrer face à un échec aussi spectaculaire. L'instinct politique consistera donc à parier, à redoubler d'efforts : Un déploiement de l'OTAN dans l'ouest de l'Ukraine en tant que "force tampon", pour "la protéger des avancées russes", est à l'étude.

Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi certaines factions de l'État profond sont "consternées" : Les fournitures de l'industrie de défense américaine sont consommées en Ukraine plus vite qu'elles ne peuvent être produites. Cela modifie de manière négative le calcul des États-Unis sur la Chine, car les stocks militaires américains se consument en Ukraine. Et la guerre en Ukraine peut facilement se propager en Europe de l'Est...

En fin de compte, il s'agit d'une prise de conscience inattendue (pour l'élite) que les États-Unis eux-mêmes pourraient être les plus grands perdants de la guerre contre la Russie. (Moscou l'a compris dès le départ).

L'équipe Biden est parvenue à déclencher une réaction concertée de l'Establishment sur sa compétence en matière de prise de décision. Le rapport de Hersh, le rapport de la Rand Corporation, les entretiens de The Economist avec Zelensky et Zaluzhny, le rapport du CSIS, le rapport du FMI montrant la croissance économique de la Russie, et les éruptions éparses de la dure réalité émergeant dans les médias, tout cela atteste d’un cercle de dissidence à l'égard de la gestion de la guerre en Ukraine par Biden, et il prend de l'ampleur.

Même la récente hystérie autour des ballons chinois, qui a conduit le NORAD à abattre tous les objets non identifiés dans l'espace aérien des États-Unis, montre que certains membres du Pentagone ont poussé l'équipe Biden dans ses retranchements : si vous (l'équipe Biden) êtes assez stupides pour insister pour que nous « décochions toutes les cases » des images radar du NORAD, ne soyez pas surpris de la masse des déchets que vous abattrez quotidiennement.

Cela montre d'abord le dédain de la Maison Blanche pour les détails les plus subtils, et ensuite comment le ballon chinois a joué un rôle symbolique en redonnant de l'énergie aux faucons américains contre la Chine qui détiennent la majorité en termes de soutien bipartisan au Congrès.

Biden peut-il être destitué ? Théoriquement "oui". Soixante pour cent des jeunes membres du parti démocrate ne veulent pas que Biden se représente. La difficulté réside toutefois dans la profonde impopularité de Kamala Harris comme successeur possible. La dernière preuve de l'affaiblissement de la position de Harris est un article très critique du New York Times, rempli d’échos de désapprobation anonyme de démocrates de haut rang, dont beaucoup l'ont autrefois soutenue. Aujourd'hui, ils sont inquiets.

Leur crainte, écrit Charles Lipson, est qu'il est presque impossible de la faire tomber :

« Pour gagner, les démocrates ont besoin du soutien enthousiaste des Afro-Américains, qui risquent de se sentir insultés si Harris est écartée. Ce problème pourrait être évité si elle était remplacée par un autre Afro-Américain. Mais il n'y a pas d'alternatives évidentes. Si Harris est remplacée, ce sera probablement par un candidat blanc ou hispanique ...

« Un tel changement ébranlerait un parti profondément investi dans la politique de l'identité raciale et ethnique, où les groupes perdants sont considérés comme des victimes lésées et les gagnants comme des oppresseurs « privilégiés ». Ces divisions sont plus virulentes lorsqu'elles sont centrées sur la blessure historique de l'Amérique qu'est la race, et elles se retourneraient contre le parti ».

Pourquoi ne devrions-nous pas assister à une enquête de la hiérarchie du parti démocrate ou du Congrès suite aux allégations de Seymour Hersh concernant le contournement délibéré du Congrès ? Eh bien, en termes simples, c'est cela : Parce que cela expose à l' « indicible ». Oui, Biden n'a pas « informé » le Congrès, bien que certains de ses membres semblent avoir eu connaissance du sabotage du Nord Stream à l'avance. Techniquement, il a contourné le système.

La difficulté, c’est que les deux côtés de la Chambre APPROUVENT largement cet exceptionnalisme , sachant que l'exceptionnalisme américain autorise les États-Unis à faire ce qu'ils veulent, quand ils le veulent, à qui ils le veulent. Il y a tellement de cas où ce fait est ancré dans la pratique : Qui osera jeter la première pierre au « vieux Joe » ? Non, l'argument pertinent contre Biden, s'il doit être retenu comme opinion collective, doit être que Biden est inapte à exercer un jugement sain sur des questions qui risquent de faire déraper les États-Unis vers une guerre totale avec la Russie.

Si Biden est poussé vers la sortie, cela se fera à partir de « salles enfumées » d'initiés. Trop nombreux sont ceux qui ont tranquillement profité du gâchis ukrainien.

Où va l'Europe à la suite des allégations concernant Nord Stream ? Il est difficile d’imaginer une Europe dominée par l'Allemagne s'éloigner de Washington. Les dirigeants allemands actuels sont sous l'emprise de Washington et ils ont facilement accepté leur vassalité. La France restera - à quelques hoquets près - aux côtés de l'Allemagne. Cependant, en observant que la sphère du dollar se contracte avec l'expansion des BRICS et de la Communauté économique de l'Asie de l'Est, les États-Unis s'en prendront plus durement à leurs économies captives, les plus à portée de main. L'Europe paiera probablement un prix dévastateur.

Quoi qu'il en soit, l'UE ne discute pas des questions vraiment sensibles en public, mais uniquement dans des salles de réunion où tous les téléphones portables sont retirés à l’entrée. Ni la transparence ni la responsabilité ne figurent dans ces discussions.

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Titre original : An Unexpected Insight (for the Élite): The U.S. May Be the Biggest Loser in the War on Russia

Auteur : Alastair Crooke  Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique, fondateur et directeur du Forum Conflits basé à Beyrouth

Date de première publication : le 20 février 2023 in Strategic Culture Foundation  

Traduction : Dialexis, avec Deeple