Pourquoi Joe Biden avait-il tellement besoin d'une guerre en Europe centrale ? Voila une question incongrue. ''Dans la guerre d’Ukraine, il y a un agresseur, il y un agressé'' C’est la formule imprimée dans l’écrasante majorité des cerveaux sur les deux rives de l’Atlantique nord. (voir Partie 2)
L’opération
militaire russe a-t-elle surgi du néant ou a-t-elle un passé ? Était-elle vraiment
non provoquée ? Tout est là. Quand on pense la guerre encours, il suffit d’ouvrir le champ de la lunette pour que le tableau se complique
et que la pensée binaire peine à rendre la réalité. Or comprendre l’engrenage
qui a mené en un an d’escalade au seuil d’un face à face direct entre les puissances
nucléaires majeures de l’époque impose d'aller au-delà des écrans de fumée de la communication de guerre.
C’est
pourquoi il faut identifier objectivement les
motifs et les attentes des principaux protagonistes que sont la Russie et les
États-Unis, à partir des invariants de leur doctrine stratégique.
Comment les Russes expliquent-ils leur opération militaire
spéciale » ?
Parmi
les « lignes rouges » et les mises en garde du régime à russe à l’endroit des
Occidentaux, on retient quatre motifs susceptibles de pousser les Russes
à entrer en Ukraine le 24 février 2022 :
1) D’abord, Moscou avance le motif d’assistance aux populations des républiques de Donetsk et
de Lougansk visées par une offensive imminente. Ce fût pour eux l'urgence principale. L’armée de Kiev est alors concentrée dans
le Donbass depuis des semaines. Dès le 15 février ses bombardements de plus en plus
intenses sont dûment enregistrés par l’OSCE. Il y a sur place des unités d’infanterie, de
blindés, d'artillerie et de génie prêtes au combat. Deux
offensives du même genre, impliquant aviation, chars, et infanterie, avaient été lancées par le
régime en 2014 et au début de 2015. En février 2022, la
suite naturelle de l’écrasement des deux républiques serait suivie par la conquête de la
Crimée, porte d’entrée de la Russie dans les mers chaudes, annexée en 2014.
2) A partir de là, Kiev substitue une opération militaire à la solution coopérative de Minsk (2014/2015). Le règlement négocié entre les autonomistes et le
gouvernement sous le nom d'accords de Minsk est ratifié par
le Conseil de Sécurité de l’ONU. Il stipule que des éléments d’autonomie culturelle et linguistique seront accordés aux populations du Donbass, au sein de
l’Ukraine, moyennant une réforme de la constitution ukrainienne. Tout vient d'une loi adoptée par la Rada le lendemain du coup de Maïdan de février 2014, proscrivant l’usage du russe dans
l’administration et l’enseignement.
Ainsi les autonomistes russophones auraient leur place en Ukraine, préservant l'unité politique et territoriale du pays. Les parties signataires de l’accord étaient les autonomistes et le gouvernement de Kiev ; la Russie, la France et l’Allemagne en étant les garants. Comme l’ont déclaré publiquement, Mme Merkel, M. Hollande, le président ukrainien de l’époque Petro Porochenko et l’actuel Volodimir Zelensky, pour les Occidentaux comme pour Kiev, il n’a jamais été question d’appliquer ces textes pourtant exécutoires après leur validation par l'ONU. La négociation de Minsk avaient en fait servi à bloquer l’offensive victorieuse des autonomistes en 2015 et à donner du temps à Kiev pour préparer une armée en mesure de régler par les armes le problème du Donbass.
Mi février 2022, une fois la dernière offensive ukrainienne
déclenchée, la Russie a beaucoup hésité avant de
décider que cette fois, elle ne pouvait pas ne pas intervenir militairement pour protéger les
Russes de souche et sauvegarder son contrôle sur la Crimée. La solution
juridique consista à reconnaitre l’indépendance des deux républiques et de
passer avec elles un traité d’assistance justifiant l’intervention russe.
3) Le troisième motif de l'entrée des forces russes est le refus catégorique de Moscou de voir s’installer un État hostile membre de l’OTAN - l'Ukraine - à sa frontière la plus sensible. Cet Etat pourrait, comme en Roumanie et en Pologne, abriter des bases de américaines de missiles capables de frapper Moscou en quelques minutes. En effet, Washington a déjà implanté en Roumanie et en Pologne, dans le cadre de l’OTAN, des systèmes mixtes de missiles anti missiles et de missiles de croisière possiblement nucléaires (Aegis Ashore sur lanceurs Mk 41). Ces engins mettraient actuellement une trentaine de minutes pour frapper Moscou et l’arsenal stratégique russe. Implantés à Kharkov, sur des lanceurs hypersoniques, le délai serait réduit à 5 à 7 minutes. Moscou n'aurait pas le temps de distinguer entre missiles anti-missiles et missiles de croisière nucléaires. Tous les mécanismes de la dissuasion seraient alors annulés ne laissant pas aux Russes d'autre choix que la contre frappe nucléaire. Par ailleurs les missiles de « décapitation » américains dédiés aux cibles humaines, les États-majors politiques et militaires, devraient figurer dans la panoplie déployée sur les bases otaniennes, accroissant encore la vulnérabilité de la Russie.
4) C’est pour cela qu'elle a tant réclamé
à la nouvelle administration Biden, dès son installation, la négociation d’un
accord global sur l’architecture de sécurité européenne. Il fallait combler les
failles béantes du dispositif actuel. Biden leur a systématiquement opposé des
refus ou des réponses dilatoires. Le 17 décembre 2021, les Russes ont proposé
non plus une conférence mais deux traités dûment rédigés
pour ouvrir enfin le débat. Ils ont été écartés d'un coup de plumeau fin-janvier.
Dans
le tableau de l’immédiat avant-guerre, il faut aussi prendre en compte les facteurs
psychologiques. Selon l’historienne Annie Lacroix-Riz, l’Ukraine représente
pour les Russes, ce qu’est non pas l’Alsace-Lorraine mais l’Île-de-France pour les Français. La voir devenir un pays radicalement hostile et le tremplin
d’une agression possible était pour eux intolérable, et cela a sans doute
contribué indirectement à convaincre Poutine de franchir le Rubicon.
Vladimir Poutine |
La
volonté américaine d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN dès 2008
était donc vécue comme très hautement provocatrice ; les Américains le
savaient parfaitement., les Français et les Allemands aussi, et c’est pour cela
que Merkel et Sarkozy avaient obtenu à ce moment-là de retarder leur adhésion.
La question de la sécurité européenne et celle des missiles anti-missiles ne pouvait se traiter aux yeux du Kremlin autrement que par des négociations. Mais le refus net de la nouvelle administration américaine créait un climat de tension extrêmement élevé. Du point de vue russe, les choses ne pouvaient en rester là. D'autant que depuis 2001 les États-Unis se retiraient des principaux traités internationaux de limitation des armements ABM, Open Skies, INF, portant sur les missiles les anti-missiles, et les têtes nucléaires. . L’architecture du désarmement élaboré progressivement dès 1968, était démantelée. Seul demeurait valide jusqu’en 2026 le traité New Start. Il a été suspendu par la Russie le 21 février 2023 car les États-Unis demandaient à inspecter l’arsenal nucléaire russe (conformément aux termes du traité) sauf qu’ils avaient eux-mêmes précédemment refusé à la Russie une inspection de même nature.
Par
ailleurs, il ne faut pas considérer que « la démilitarisation et la
dénazification » de l’Ukraine présentées comme un objectif important coté russe, sont la cause de l’intervention
russe. Ce sont davantage des objectifs donnés à une intervention décidée
pour des motifs autres, visant à mettre un terme définitif à l’hostilité des
gouvernements de Kiev.
En fin de compte, au cœur de la décision russe d’intervention, il y avait l’impératif de préserver l'existence des républiques autonomistes et de prévenir une catastrophe humanitaire. Le canon était en train de tonner, cela ne pouvait pas attendre. Pour Poutine, tout le reste du contentieux devait viser le compromis et rester dans la sphère de la diplomatie.
Les véritables obsessions de Poutine étaient d'ordre intérieur : la natalité en Russie, la modernisation accélérée du pays, son intégration dans le marché mondial, et sa sécurité. La réussite de son programme était conditionnée par le maintien de la paix. Personne n'a jamais apporté des preuves de sa supposée volonté d'expansion impériale. Ce qui ne signifiait pas l'immobilisme. Les péripéties de la vie internationale imposent à un acteur influent de jouer un rôle dans les conflits en cours, en particulier dans son voisinage, en Syrie ou en Libye dont Washington s'acharnait à changer le régime. Cela signifie défendre des intérêts et non pas conquérir ou annexer. Depuis 2007, la Russie a refusé clairement de s'aligner sur Washington et elle a essuyé en retour pressions, vexations et provocations. Exprimer une volonté indépendante n'est considéré comme impérialiste, que par les Etats-Unis qui ne souffrent pas la contestation de leur hégémonie.
Il faut comprendre pourquoi le degré
d’antagonisme américano-russe s’est régulièrement élevé à partir de cette date, au point de déboucher sur le très périlleux face à face actuel.
Comment les Américains perçoivent l’essor de la Russie et leur
rôle en Eurasie
L’argumentaire
officiel qui justifie l’implication des États-Unis dans la guerre d’Ukraine
peut se résumer en quelques points :
1. La solidarité des États-Unis doit
aller au petit État soumis à une agression « injustifiée et non provoquée »,
qui bafoue ses droits souverains inscrits dans la Charte des Nations
Unies ;
2. Si on laissait la Russie régler
militairement ses différends avec ses voisins, la sécurité de toute l’Europe
serait compromise par les ambitions de Poutine, qui rêve de restaurer l’ancienne l’Union soviétique ou l’empire tsariste du 19ème
siècle ;
3. Laisser impunie l’agression russe
compromettrait « l’ordre international libéral fondé sur des règles »,
aujourd’hui garanti par le leadership actif des États-Unis au service du monde libéral. L’époque actuelle serait caractérisée par un affrontement entre
« démocraties et autocraties », la capitulation des démocraties en
Ukraine étant hors de question.
Les
deux premières explications américaines sont exclusivement polémiques. L’ambition
impériale actuelle de la Russie est un mythe, ses options politiques
et diplomatiques prudentes, comme les évaluations des
renseignements, en attestent. Elle n’a ni l’intention ni les moyens de s’attaquer aux pays
européens mais l’ambition de multiplier avec eux les échanges, les investissements et les projets de toute nature.
Tous le savent.
Par ailleurs investir dans la guerre d'Ukraine près de 150 milliards de $ en un an, et prendre le risque d’une guerre contre la Russie, ne peut pas avoir pour seul motif la protection de l’intégrité d’un pays d'importance stratégique secondaire pour les Etats-Unis. Le prétendre est une fable.
L’Amérique n’a pas la religion de la
paix, loin de là. Elle est n'est restée en paix que 20 ans en 240 ans d’existence. Elle a mordu à
pleine dents dans la chair des « petits », Panama, La Grenade, Saint Domingue,
Cuba, le Guatemala … la liste est longue… jusqu’à la
déposition du président Pedro Castillo au Pérou en décembre dernier.
Pour
remettre la réalité des calculs américains sur ses pieds, on citera Barack
Obama, qui s’exprimait en 2016 dans une
interview bilan de ses deux mandats pour The Atlantic « S'il y a quelqu'un dans cette ville qui prétend que nous envisagerions
d'entrer en guerre avec la Russie pour la Crimée et l'Ukraine orientale, il
devrait s'exprimer et être très clair à ce sujet. »
Obama veut dire que seul un original pourrait avoir l’idée saugrenue d’un
tel conflit. Et peut-être aussi que son second dans la hiérarchie de la Maison Blanche, en
charge du dossier de l’Ukraine, Joseph Robinette Biden, est un homme dangereux.
On
accuse Poutine d’agressivité à cause de son intervention militaire contre le
président géorgien Saakachvili en 2008. Mais il réagissait à son initiative
de bombarder l’Ossétie du Sud faisant plusieurs milliers de morts. Déjà la
Russie réagissait à une guerre contre des populations russophones à sa frontière. Accusé de
passivité, Obama répondait :
« Poutine est allé en Géorgie sous le regard de Bush, en
plein milieu de la période où nous avions plus de 100.000 soldats déployés en
Irak. » Il trouve peut-être ridicule que l'on joue au bon Samaritain avec un couteau entre les dents, ou qu'il n'est pas habile de guerroyer sur deux fronts en même
temps. En tout état de cause, l’Amérique, avec ses 800 bases militaires à l'étranger son budget de défense himalayen, est mal placée pour donner de leçons de pacifisme, que ce soit en l’Ukraine ou ailleurs.
Par
contre, la troisième explication de l’implication des États-Unis dans le
conflit d’Ukraine, comme défenseur de "l’ordre international libéral fondé sur
des règles", renvoie à une doctrine dominante depuis Reagan au sein des élites du pouvoir. Replacée
dans la conjoncture stratégique du mandat de Joe Biden, elle donne une interprétation
plus plausible des risques que prend actuellement la Maison Blanche en Europe
centrale.
1) La vision stratégique américaine en
politique extérieure
La
perception de l’Amérique sur sa place dans le monde après l’effondrement de
l’Union soviétique a été présentée de façon synthétique en 1997 par Zbigniew
Brzezinski dans son fameux « Le Grand Échiquier ».
Pour
l’Amérique dit-il, « l’enjeu principal est l’Eurasie. Et pour la
première fois, c’est une puissance extérieure [l’Amérique] qui prévaut en
Eurasie…cette situation n’aura qu’un temps. Mais de sa durée et de son issue
dépendent non seulement le bien être des États-Unis mais la paix dans le monde. »
Brzezinski recommande donc de refuser aussi bien « le repli intérieur »
que « l’apparition d’un rival » D’autant que l’hégémonie américaine
est superficielle. « Elle s’exerce par de multiples mécanismes
d’influence, mais à la différence des empires du passé, pas par le contrôle
direct. »
On
peut résumer à partir de ces minces extraits le solide consensus des élites du
pouvoir américaines :
1- Perpétuer la domination des
États-Unis sur l’Eurasie, donc sur la planète, est le but supérieur de la
politique étrangère américaine ;
2- Prévenir activement l’émergence d’un rival, c’est-à-dire d’une puissance concurrente (on pense à
la Russie et à la Chine) ;
3- Maintenir, sinon renforcer, la force d’influence américaine sur l’Eurasie, clé de la pérennité du monde unipolaire.
Brzezinski plaide ici pour que les Etats-Unis demeurent le pôle de puissance unique qu'ils sont devenus depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ce courant est ultra-majoritaire au sein des élites US.
Face à lui, il n'y a que de rares
conservateurs authentiques, obsédés par les risques de l’État-Léviathan
et le niveau de la fiscalité. Ils n’aiment pas les dépenses militaires,
terreau de l’impôt, ni les interventions extérieures qui s’achèvent en « guerres
éternelles ». America first.
Pour les hégémonistes, le devoir c'est de tenir à l'œil les rivaux qui pointent l'oreille, la Chine, la Russie, mais aussi l'Allemagne dont les performances industrielles donnent des maux de tête à la Maison Blanche.
Ils savent qu'il leur faut en priorité maintenir voire développer l’influence/emprise
sur leurs points d'appui : les Européen à l’ouest de l'Eurasie et à l’autre extrémité, les alliés de
longue date dans l’aire indo-pacifique (Taïwan, Japon, Australie, Corée du Sud, Philippines).
Zbigniew Brzezinski |
A
travers une interprétation personnelle de l’histoire des États-Unis des
deux derniers siècles, Kagan développe
la dualité entre « les guerres nécessaires » et
« les guerres choisies ». La guerre nécessaire est la guerre
pour la survie ; elle se situe au niveau des besoins
primaires, quand un agresseur risque de conquérir le territoire national et de détruire les
institutions en place. Pour lui, l’Amérique n’a jamais mené de « guerre
nécessaire. » Même après Pearl Harbor les Japonais n’étaient pas une
menace car ils n’imaginaient pas envahir l’Amérique, pas plus que Hitler malgré sa déclaration de guerre. Les États-Unis ont donc
toujours fait des « guerres choisies » c’est-à-dire les guerres qu’ils
ont voulu mener, sans avoir à traiter une menace directe pour leur existence. S’ils
ont combattu, c’est pour façonner l’ordre international au gré de leurs
intérêts et de leur hégémonie. D’où leur conviction d’être les seuls garants de
l’ordre international libéral dans le monde.
Mieux,
les États-Unis ont poussé leurs adversaires à déclencher des guerres qu’ils
souhaitaient. Kagan est très clair : « [Les Américains] oublient les
politiques américaines qui ont conduit les Japonais à attaquer Pearl Harbor et
qui ont amené Hitler à déclarer la guerre ». La charge est inversée. C’est
l’Amérique qui veut la guerre mais elle charge l’ennemi de la déclencher et
d’en subir l’opprobre.
Cependant
Kagan est mécontent des décisions des gouvernements de son pays. Il leur
reproche d’avoir toujours trop attendu avant d’intervenir militairement, et d’avoir
permis à leurs ennemis de prendre des forces et de s’affirmer alors qu’il eut été
plus facile et moins couteux de s’en débarrasser au tout début de leur ascension. Sparte aurait dû attaquer Athènes bien plus tôt. Désormais,
« …la question est de savoir si les
États-Unis continueront à commettre leurs propres erreurs ou s’ils apprendront,
une fois de plus, qu'il vaut mieux contenir les autocraties agressives à un
stade précoce, avant qu'elles n'aient pris de l'ampleur et que le prix à payer
pour les arrêter augmente. »
C’est
là que se situe une divergence capitale entre les théoriciens hégémonistes de la politique
internationale américaine. Ils se divisent entre « réalistes » et « interventionnistes » ou néoconservateurs. Les réalistes, aussi sensibles que les interventionnistes aux
intérêts unipolaires des États-Unis, sont plus prudents. Ils mettent en garde
contre les inconvénients des interventions extérieures en série ;
elles sont très couteuses et il faut dépenser l'aide aux pays frappés. Elles peuvent générer des conflits en cascade, et
leur parfum impérialiste entache l’image de l’Amérique. Finalement, les
États-Unis ont une capacité d’intervention qui a ses limites. En témoignent les
« guerres éternelles » en Afghanistan, en Irak, au Yémen, qui sont le legs amer des néocons.
De
ce fait, des réalistes peu amènes envers la Russie comme Barack Obama, ont
toujours mis en garde contre l’intervention des États-Unis en Ukraine. Ils
soulignent que ce sujet est hyper sensible pour les Russes n'hésiteront pas à faire la guerre la guerre, avec de grands risque pour les États-Unis. C’est leur
avertissement solennel, de Georges Kennan à Henry Kissinger, à Zbigniew Brzezinsky
lui-même, et aux plus grandes figures de la guerre froide contre l’Union
soviétique. C’est aujourd’hui la mise en garde de John
Mearsheimer entre autres, et mezzo voce de l’armée via son chef
d’état-major général, Mark
Milley, sans oublier la Rand Corporation,
le think tank du Département d’État.
Mais
aujourd’hui, pour les interventionnistes bien représentés par Robert Kagan,
foin de l’équilibre des forces, foin des conférences diplomatiques, foin de
quatre siècles d’influence des Russes. Dans le cas de l’Ukraine, on
a trop attendu. « [les Américains] se sont à nouveau mobilisés pour
défendre le monde libéral. Il aurait été préférable qu'ils le soient plus tôt.
Poutine a passé des années à sonder ce que les Américains toléreraient, d'abord
en Géorgie en 2008, puis en Crimée en 2014, tout en renforçant sa capacité
militaire (pas bien, comme il s'avère). La réaction prudente des Américains à
ces deux opérations militaires, ainsi qu'aux actions militaires russes en
Syrie, l'a convaincu d'aller de l'avant. Sommes-nous mieux lotis aujourd'hui
pour ne pas avoir pris les risques à l'époque ? »
Biden
a parfaitement entendu le son de cloche des néoconservateurs qui imprègnent la politique étrangère de son administration, comme la féroce Victoria Nuland. Il n’hésitera pas, en tant que
première puissance navale, à engager un face à face pour l’instant
conventionnel avec la plus grande puissance terrestre, sur son terrain. Si
Biden prend en connaissance de cause ces grands risques dont il n'ignore rien, c’est
qu’il a des ambitions qui dépassent le face à face russo-américain. Entre les
schémas théoriques et la réalité concrète, entre la doctrine et la vraie
guerre, celle qui est en cours, il y a un gouffre. Si Biden a franchi ce gouffre, c'est que autres facteurs sont intervenus dans sa décision de recourir aux armes.
2) Les chemins de la puissance allemande
et l’achèvement de Nord Sream 2
Dans
la logique de Brzezinski, la domination américaine sur l’Eurasie a pour
condition première son emprise sur ses alliés à l’ouest et à l’est du continent,
l’Amérique se situant géographiquement à l’extérieur. Or en septembre 2021, une nouvelle attendue
avait traumatisé les experts de
politique étrangère : le pipeline Nord Stream 2 était achevé et il était
en attente de certification par les autorités allemande. Pendant une décennie
les Américains avaient tout essayé pour faire capoter ce projet. Intimidation,
procès, pression diplomatiques maximales, attaque des bateaux usines qui
posaient les tuyaux. Il fallut toute l’obstination et l’habileté d’Angela
Merkel pour le mener quand même à bon port.
Seymour
Hersh raconte comment il
allait être accueilli : « L'opposition
au Nord Stream 2 s'est enflammée à la veille de l'investiture de Biden en
janvier 2021, lorsque les républicains du Sénat, menés par Ted Cruz du Texas,
ont soulevé à plusieurs reprises la menace politique du gaz naturel russe bon
marché lors de l'audition de confirmation de Blinken comme secrétaire d'État. À
ce moment-là, un Sénat unifié avait réussi à faire passer une loi qui, comme
Cruz l'a dit à Blinken, "a stoppé [le gazoduc] dans son élan. »
Les aspérités de la politique allemande de Washington avaient été clairement exposée par Georges Friedman, un expert en stratégie très proche de la CIA : « l'intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide a été la relation entre l'Allemagne et la Russie, parce qu'unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n'arrivera pas. » G. Friedman "..c’est cynique, immoral, mais ça marche"
L’inquiétude
américaine était renforcée par le tour que prenait la relation Allemagne-Chine.
Si le modèle allemand trouvait ses ressources primaires en Russie, la dynamique
de sa croissance était assurée par la demande chinoise. Là encore un cercle
vertueux Allemagne-Chine, mutuellement bénéfique, fonctionnait à plein.
Les
États-Unis étaient en train d’assister à un scénario cauchemardesque.
L’Allemagne devenait un géant économique qui n’allait pas tarder à
taper du poing dans les affaires internationales. Pire encore, par ses liens économiques et technologiques avec la Russie et la Chine, elle favorisait la montée en puissance de deux entités politiquement adverses. Ce n’était pas un rival stratégique de
l’Amérique qui étaient en train d’émerger mais trois. La dynamique allemande, par son impact sur la Russie et sur la Chine, accélérait le processus de
marginalisation relative de l’Amérique et minorait la force des anciennes
relations d’influence qui avaient assis sa domination sur l’Eurasie.
Dans
cette nouvelle configuration, il est impossible de programmer l’élimination
successive des trois rivaux potentiels car leur dangerosité réside dans les
rapports qui les lient entre eux. L’Amérique est face à un système unique, à
trois têtes, mais dont l’Allemagne occupe le centre. La doctrine stratégique
américaine commandait de disloquer ce système, donc de couper d’une façon ou
d’une autre le bras russe et le bras chinois de l’Allemagne. Comment faire autrement pour paralyser le système à trois et, en même temps, contenir préventivement
l’ascension de la Russie et de la Chine vers le statut de puissances autonomes,
susceptibles de mettre en échec l’imperium américain dans les affaires du
monde.
Le programme est copieux. Il faut reconfigurer des liens structurels établis au sein de l’Eurasie, en train de coaguler des savoirs, des ressources et des activités qui marginaliseront à terme l’actuel hégémon. Il n’y a pas d’autre voie aux yeux des néocons au pouvoir pour pérenniser le monde unipolaire hérité du krach soviétique de 1991.
C’est bien ce que dit la doctrine, mais elle ne donne ni calendrier ni mode d’emploi. C’est là que les équipes réunies autour de Joe Biden vont faire preuve de créativité tout en s'appuyant sur de nombreux scénarios et jeux de guerres élaborés par les experts du deep state, pendant le mandat ennuyeux de ce Trump qui ne voulait pas embourber son pays dans de nouveaux conflits.
3) Le choix du moment d’agir
Le choix du moment d’une
guerre désirée mêle la détermination des hommes au pouvoir à l’aléa des
circonstances.
Au premier rang, la personnalité de Joe Biden puisqu’il exerce le pouvoir et qu’il a autorisé dès son entrée à la Maison Blanche la séquence de décisions planifiées qui placent l’Amérique au centre de la guerre en cours. C’est un homme qui a consacré sa vie à la politique, et s’il est sujet à des pertes d’équilibre et des trous de mémoire, rien n’autorise à sous-estimer son expérience, sa détermination et sa vista. Ni à l'absoudre de son népotisme, de sa fourberie, et de sa vision du monde marquée par la cécité et la violence.
Biden a été le responsable du
dossier de l’Ukraine comme vice-président. On ne peut pas lui reprocher de manquer de cohérence dans ses choix En janvier 2017, au
moment de quitter sa fonction, il qualifiait déjà la Russie de « principale menace pour ‘’ l’ordre libéral international’’ » avec les mêmes mots
qu’aujourd’hui.
Sa
connaissance des milieux politiques et économiques ukrainiens (dans lesquels
son fils Hunter a été notoirement actif) en fait un expert de ce pays et de ses
mœurs. Il était le patron de Victoria Nuland lorsque celle-ci pilotait le coup
de Maidan de février 2014 en s’appuyant sur le puissant courant
ultranationaliste post-nazi de l’ouest galicien. Il supervisait aussi la
politique ukrainienne, lors des offensives de Kiev contre les autonomistes de
l’Est, lors de la signature des accords de Minsk et quand il a été décidé de
doter l’Ukraine de forces militaires capables de soutenir une guerre.
Dès
sa prise de fonctions, il était en mesure de trancher entre les propositions de
ses conseillers. Il n’a pas été manipulé par les équipes d’Obama qu’il a
reconduites dans les postes officiels des affaires étrangères et du
renseignement. Au contraire, il leur a imposé une voie très différente de celle
son prédécesseur, celle qu’il avait lui-même tracée comme vice-président. La confirmation
de Victoria Nuland (l’épouse de Robert Kagan dans le civil) comme numéro 3 du
Département d’État, atteste de cette continuité.
La
première urgence de la nouvelle administration est, on l’a vu, le destin du
pipeline Nord Stream 2 prêt à l’emploi qui bouleverse tant le Congrès et la
Maison Blanche. Dans les mêmes cercles,
la seconde source de colère, c’est l’affirmation insolente de la Russie
au Moyen-Orient, au point de figurer aussi en tête des questions à régler au
cours du mandant qui commence.
En
2007, Vladimir Poutine avait prononcé à Munich devant les chefs d’état
occidentaux un
discours centré sur le refus du monde unipolaire hérité de la guerre
froide, autant dire sur un refus de l’ordre américain. Par la suite, il avait mené
une politique indépendante, très contrariante pour Washington en Géorgie en
2008. Enfin, à partir des années 2010, il avait contesté et mis en échec les
projets américains dans leur arrière-cour traditionnelle du Moyen-Orient, en
Syrie et en Libye. L’insolence russe confinait à l’humiliation avec le processus d’Astana (Kazakhstan) au cours duquel la Russie en compagnie de la Turquie et de l’Iran traitaient du
devenir de la Syrie sans accorder aux Occidentaux davantage qu’un strapontin. Bref
la Russie se posait comme un joueur coriace sur le théâtre régional.
Brzezinski
avait expliqué pourquoi l’Amérique ne pouvait le tolérer un rival, et les
néoconservateurs démultipliaient son message, y compris pendant le mandat de Donald
Trump, en accusant inlassablement Poutine des pires avanies, par exemple d’une intrusion
imaginaire dans l’élection présidentielle de 2016. La Russie contestait la
volonté américaine dans son pré-carré. Dans la logique de l’hégémonie cela ne
pouvait pas durer.
C’est
ainsi que Biden et ses équipes vont élaborer un plan particulièrement audacieux. En une même manœuvre, d’un coup de
billard à trois bandes, Biden va tenter de couper à l’Allemagne son bras russe
tout en épuisant les forces humaines et matérielles de Moscou, et en même temps, de couper son bras chinois en pourrissant progressivement le climat général des relations
de l’Occident avec la Chine. Le risque est immense pour l'avenir de l'Europe mais la partie est jouable
car les personnalités transparentes de Scholz et Macron ne feront pas obstacle
à l'engagement suicidaire du Vieux Continent dans une guerre qui n'est pas sa guerre.
Jean-Pierre Bensimon
le 1er mars 2023