6 avr. 2023

La signification du voyage de Zelensky en Pologne à un moment crucial de la guerre OTAN/Russie, par Andrew Korybko

La visite de Zelensky en Pologne mercredi dernier, a pour but de déterminer le cours de la guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie au cours des trois prochains mois, avant le sommet de l'Union européenne début juillet.

 

Andrew Korybko
Le rôle de Varsovie dans les événements à venir influencera fortement l'action de Kiev à ce moment crucial du conflit, d'où le moment choisi par le dirigeant ukrainien pour rencontrer son homologue. Toutefois, même si Zelensky planifie tout avec le plus grand soin, il risque de ne pas réussir à renverser la situation de son camp.

Symbolisme et substance

Au cours du premier voyage d'État de M. Zelensky en Pologne depuis le début de l'opération spéciale russe l'année dernière, il a reçu la plus haute distinction civile de son pays d'accueil, l'Ordre de l'aigle blanc. Sa visite a eu lieu à un moment crucial de la guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie, ce qui ajoute un élément d'intrigue à cette visite, tout comme son symbolisme. Le présent article analysera donc les éléments susmentionnés afin de mieux comprendre l'importance du dernier voyage de Zelensky.

La dernière dynamique militaro-stratégique

Pour commencer, le chef de l'OTAN a déclaré à la mi-février que son bloc était engagé dans une "course à la logistique"/"guerre d'usure" avec la Russie, une course que Moscou est en train de remporter, comme en témoignent sa résistance militaire continue et la remarque de Zelensky à la fin du mois dernier disant qu'il n'avait plus de munitions. Récemment, le fondateur de Wagner, Prigozhin, a également revendiqué la victoire dans la bataille d'Artyomovsk/"Bakhmout" après le prise  du centre administratif de la ville par son groupe, ce qui a provoqué un revirement de politique de la part du dirigeant ukrainien.

Fin février, il a déclaré que ses forces pourraient abandonner cette région si leurs pertes devenaient déraisonnables, mais il a ensuite déclaré à CNN le mois dernier que la perte de cette ville pourrait permettre à la Russie de s'emparer du reste du Donbass. M. Zelensky s'est ensuite appuyé sur cette prédiction pour avertir, il y a un peu plus d'une semaine, qu'il serait soumis à des pressions dans son pays et à l'étranger pour faire un "compromis" avec Moscou si cela se produisait, mais il est maintenant revenu à sa position antérieure après avoir conditionné le public à s'attendre à un éventuel retrait.

Il reste à voir ce qui se passera en fin de compte, mais il ne fait aucun doute que la dynamique militaro-stratégique favorise la Russie. Il ne s'agit pas d'un vœu pieux, mais d'un constat fondé sur les détails accablants contenus dans le rapport du Washington Post datant du milieu du mois dernier qui fait état de la piètre situation des forces de Kiev. Dans ce contexte plus large, il est clair que le dernier voyage de Zelensky en Pologne a vraiment eu lieu à un moment crucial du conflit.

La confédération polono-ukrainienne de facto

Sur le plan symbolique, la Pologne est l'un des principaux alliés de l'Ukraine, à tel point que les deux pays ont déclaré en mai dernier, lors de la visite du président Duda à Kiev, leur intention mutuelle de supprimer à terme toutes les frontières qui les séparent. Elles ont ainsi progressivement fusionné en une confédération de facto, ce qui fait avancer le projet géopolitique de la Pologne visant à restaurer son Commonwealth perdu, dans l’optique de son grand objectif stratégique de redevenir une grande puissance.

La réaffirmation par Zelensky de leur intention mutuelle de supprimer toutes les frontières qui les séparent lors de son dernier voyage en Pologne donne du crédit à cette hypothèse, tout comme la pression exercée par un lobbyiste néoconservateur en faveur de ce projet géopolitique dans un récent article publié dans l'influent magazine Foreign Policy. Dans le but de légitimer le statut de l'Ukraine en tant que protectorat de facto de son pays, M. Duda a déclaré que Varsovie cherchait à obtenir des garanties de sécurité supplémentaires pour son voisin avant le prochain sommet de l'OTAN qui aura lieu cet été.

Problèmes polono-ukrainiens

Si ces deux pays veulent progressivement fusionner en une confédération de facto, il n'en reste pas moins que de très sérieux obstacles se dressent sur leur route. Tout d'abord, il y a évidemment la question du financement de ce projet géopolitique, que la Pologne peut difficilement se permettre. Deuxièmement, les Polonais sont dégoûtés par la glorification par l'Ukraine du collaborateur génocidaire fasciste d'Hitler, Bandera. Plus l'État polonais tolère cet état de fait en dépit de sa rhétorique occasionnelle en faveur de la vérité historique, plus les Polonais moyens sont furieux.

Sur la base de l'observation susmentionnée, le troisième défi à ce projet géopolitique est la montée du sentiment anti-establishment en Pologne, qui pourrait conduire le parti de la Confédération à remporter suffisamment de voix lors des élections de cet automne pour contraindre le parti au pouvoir à former une coalition gouvernementale avec lui. Ce résultat pourrait mettre à mal ces plans, retardant ainsi indéfiniment leur mise en œuvre, en particulier si la Confédération trouve un moyen de bloquer le financement et/ou les garanties de sécurité nécessaires.

Les perspectives d'une intervention militaire polonaise

Beaucoup de choses peuvent encore se produire avant les prochaines élections, notamment une intervention militaire polonaise en Ukraine. Son ambassadeur en France a déclaré à la fin du mois dernier que « si l'Ukraine ne défend pas son indépendance, nous n'aurons pas d'autre choix que d'entrer dans le conflit. Nos valeurs fondamentales, qui sont la pierre angulaire de notre civilisation, notre culture, seront en danger, nous n'avons pas le choix. » Même si l'ambassade a déclaré que ses paroles étaient décontextualisées, l'intention était claire.

La Russie a mis en garde contre ce scénario depuis un certain temps déjà, qui pourrait représenter une escalade sans précédent dans la guerre par procuration que l'OTAN mène contre elle, du fait que la Pologne est un membre officiel de ce bloc dont les pays ont des obligations de défense mutuelles les uns envers les autres. Une intervention polonaise pourrait donc servir de fil conducteur à cette alliance anti-russe pour officialiser son rôle dans ce conflit, surtout si la Pologne annonce son "unification" avec l'Ukraine et la place sous sa tutelle.

Bien que cette séquence d'événements reste spéculative, elle repose néanmoins sur une base factuelle, surtout si l'on considère la dynamique militaro-stratégique désavantageuse qui a assombri le voyage de Zelensky en Pologne. Pour en revenir à ces éléments et en gardant à l'esprit les propos de l'ambassadeur polonais en France ainsi que les dirigeants de ces deux pays qui ont réaffirmé leur volonté de supprimer toute frontière entre eux, les observateurs ne devraient pas écarter la possibilité que cela se produise.

Variables du scénario

En fait, cela pourrait très bien se produire avant les prochaines élections de l'automne, si la prise d'Artyomovsk par la Russie l'amenait à se déployer dans le reste du Donbass, comme Zelensky l'a prédit, ce qui pourrait inciter la Pologne à intervenir conformément aux conditions stipulées par son ambassadeur en France. Les seules variables qui pourraient contrebalancer de manière crédible ce scénario sont la poursuite des progrès fragmentaires de la Russie sur le terrain ou l'acceptation par Kiev d'un cessez-le-feu avec Moscou avant la reprise des pourparlers de paix.

Les chances du premier scénario pourraient être renforcées par un afflux d'armes occidentales modernes en Ukraine, tandis que celles du second scénario pourraient être réduites par la promesse de la Pologne d'apporter tout le soutien nécessaire à Kiev pour qu'il ne se sente pas contraint par les circonstances de négocier avec la Russie. C'est là que réside l'objectif probable du dernier voyage de Zelensky en Pologne : explorer exactement ce que Varsovie peut apporter afin d’évaluer plus sérieusement l’intérêt de s’engager à ce moment crucial du conflit.

Réévaluation de la demande de M. Duda à l'OTAN

Lors d'une interview accordée au Figaro début février, M. Duda avait laissé entendre qu'il craignait que la France ne tente de négocier un cessez-le-feu, dont le scénario pourrait être favorisé par le voyage actuel de M. Macron en Chine, dont le plan de paix en 12 points a été salué par le président Poutine lors de la visite de son homologue à Moscou le mois dernier. La dynamique politique de ce conflit est donc tout aussi désavantageuse du point de vue de Kiev et de Varsovie que la dynamique militaro-stratégique, puisqu'elles indiquent toutes deux l'imminence d'un cessez-le-feu.

Cette observation ajoute un contexte supplémentaire à la demande de M. Duda que l'OTAN donne à l'Ukraine davantage de garanties de sécurité. Sa déclaration peut désormais être interprétée soit comme une allusion à une intervention militaire polonaise prochaine (qu'elle soit ou non précédée d'une formalisation de leur confédération), soit comme une suggestion que ces garanties pourraient bientôt être étendues afin de rassurer Kiev sur le soutien durable de ce bloc au cas où il serait contraint par les circonstances d'accepter un cessez-le-feu avec la Russie (indépendamment de l'identité du médiateur).

La prochaine contre-offensive de l'Ukraine

Le souhait de M. Duda que cela se fasse au cours des trois prochains mois, avant le sommet de l'OTAN de début juillet, impose une date limite concrète à sa demande, qui coïncide avec la contre-offensive attendue de Kiev. À ce sujet, le rapport du Washington Post cité précédemment a tempéré les attentes quant à son succès, tout comme la dernière évaluation de l'ancien commandant des forces terrestres polonaises. Waldemar Skrzypczak. Il a déclaré aux principaux médias polonais que l'Ukraine n'était "pas prête" et que "le temps des politiciens était venu".

Les cyniques qui pourraient prétendre que ce fonctionnaire à la retraite ne dispose pas d'informations précises sur la dynamique militaro-stratégique du conflit, devraient se rappeler ce que le chef d'état-major général en exercice des forces armées polonaises, le général Rajmund Andrzejczak, a déclaré aux médias financés par des fonds publics à la fin du mois de janvier. Il avait prévenu que le temps était compté pour Kiev, confirmé que la puissance militaire de la Russie restait redoutable, et exprimé de sérieuses inquiétudes sur la possibilité d’une défaite finale de l'Ukraine. 

Malgré cette analyse désastreuse du plus haut responsable militaire polonais, qui est incontestablement en mesure de recevoir les informations classifiées les plus récentes sur la guerre par procuration que se livrent l'OTAN et la Russie en Ukraine, Kiev tentera probablement malgré tout la contre-offensive qu'elle a prévue. Cela influencera à son tour la décision de la Pologne d'officialiser leur confédération de facto et/ou d'intervenir militairement pour la soutenir. Les garanties de sécurité que l'OTAN pourrait donner à Kiev et un cessez-le-feu pourrait être obtenu avant le sommet d'été de l'Union européenne.

Conclusion

Cet éclairage permet de conclure que le dernier voyage de M. Zelensky en Pologne était très important, puisqu'il est censé déterminer le cours de la guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie au cours des trois prochains mois. L’attitude  de Varsovie dans les événements à venir influencera fortement l'action de Kiev à ce moment crucial du conflit, d'où le moment choisi par le dirigeant ukrainien pour rencontrer son homologue polonais. Toutefois, même si Zelensky planifie tout avec le plus grand soin, il pourrait bien ne pas réussir à renverser la situation de son camp.

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Titre original : Zelensky’s Latest Trip To Poland Was Super Significant

Auteur : Andrew Korybko Analyste politique, journaliste et collaborateur régulier de plusieurs journaux en ligne, il est également membre du conseil d'experts de l'Institut d'études et de prévisions stratégiques de l'Université de l'amitié du peuple de Russie. Il a publié plusieurs ouvrages dans le domaine des guerres hybrides, notamment "Hybrid Wars : The Indirect Adaptive Approach to Regime Change" et "The Law of Hybrid War : Eastern Hemisphere".
Date de première publication : le 6 avril 2023 in Andrew Korybko's Newsletter

Traduction : Dialexis avec Deepl