L'hypothèse selon laquelle l'axe anglo-saxon est au cœur de la guerre par procuration menée en Ukraine contre la Russie n'est que partiellement fondée. L'Allemagne est en fait le deuxième fournisseur d'armes de l'Ukraine, après les États-Unis.
M. K. Bhadrakumar |
Le
ministre allemand de la défense, Boris Pistorius, a souligné que "ce
faisant, nous contribuons de manière significative au renforcement de la
capacité de résistance de l'Ukraine". Toutefois, la pantomime qui se joue
peut avoir des motifs multiples.
Fondamentalement,
la motivation de l'Allemagne est liée à la défaite écrasante face à l'Armée
rouge et n'a pas grand-chose à voir avec l'Ukraine en tant que telle. La crise
ukrainienne a fourni le contexte nécessaire à l'accélération de la
militarisation de l'Allemagne. Entre-temps, les sentiments revanchards refont surface et il existe un
"consensus bipartisan" entre les principaux partis centristes
allemands - CDU, SPD et Verts - à cet égard.
Dans
une
interview donnée ce week-end, Roderich Kiesewetter, l'un des principaux
experts de la CDU en matière d'affaires étrangères et de défense (un ancien
colonel qui a dirigé l'Association des réservistes de la Bundeswehr de 2011 à
2016), a suggéré que, si la situation en Ukraine le justifie, l'OTAN devrait envisager de "couper
Kaliningrad des lignes de ravitaillement russes". Nous verrons comment
Poutine réagit lorsqu'il est sous pression". Berlin souffre encore de la
capitulation de l'ancienne ville prussienne de Königsberg en avril 1945.
De
toute évidence, les remarques de Kiesewetter montrent que rien n'est oublié ou
pardonné à Berlin, même après huit décennies. L'Allemagne est donc le plus
proche allié de l'administration Biden dans la guerre contre la Russie. Le
gouvernement allemand a déclaré qu'il comprenait la décision controversée de
l'administration Biden de fournir à l'Ukraine des munitions à fragmentation. Le
porte-parole du gouvernement a déclaré à Berlin : "Nous sommes certains
que nos amis américains n'ont pas pris leur décision à la légère en livrant ce
type de munitions".
Le
président Frank-Walter Steinmeier a fait remarquer que "dans la situation
actuelle, il ne faut pas faire obstruction aux États-Unis". En effet,
Kiesewetter, figure de proue de la CDU, a suggéré dans une interview accordée
au quotidien "taz", affilié au parti des Verts, que non seulement
l'Ukraine devrait recevoir "des garanties, et si nécessaire, même une
assistance nucléaire, en tant qu'étape intermédiaire vers l'adhésion à
l'OTAN".
Parallèlement
au sommet de l'OTAN à Vilnius (11-12 juillet), Rheinmetal, la grande entreprise
allemande de fabrication d'armes vieille de 135 ans, a révélé qu'elle ouvrirait
une usine de véhicules blindés dans l'ouest de l'Ukraine, dans un lieu non
divulgué, au cours des douze prochaines semaines. Dans un premier temps, des
véhicules blindés de transport de troupes allemands Fuchs seront construits et
réparés, tandis qu'il est prévu de fabriquer des munitions et peut-être même
des systèmes de défense aérienne et des chars.
Le
PDG de Rheinmetall a déclaré lundi à CNN qu'à l'instar d'autres usines
d'armement ukrainiennes, la nouvelle usine pourrait être protégée contre les
attaques aériennes russes. L'Allemagne a plus que doublé l'enveloppe de 2
milliards d'euros allouée en 2022 à la modernisation des forces armées ukrainiennes.
Ce montant s'élève désormais à environ 5,4 milliards d'euros et il est prévu de
le porter à 10,5 milliards d'euros.
S'agit-il
uniquement de la Russie ? L'Allemagne ne peut ignorer que l'Ukraine n'a aucun
espoir de vaincre militairement la Russie. L'Allemagne joue sur le long terme. Elle
place ses pions dans l'ouest de l'Ukraine, où elle entre en compétition non pas
avec la Russie mais avec la Pologne. Depuis l'avancée de l'armée tsariste en
Galicie en 1914, la Russie a une histoire difficile avec les nationalistes
ukrainiens. Si la guerre actuelle en Ukraine s'étend à l'Ukraine occidentale,
ce ne sera pas un choix de la Russie, mais une contrainte qui lui aura été
imposée.
La
victoire soviétique en Ukraine en octobre 1944, l'occupation de l'Europe de
l'Est par l'Armée rouge et la diplomatie alliée ont abouti à un redécoupage des
frontières occidentales entre la Pologne et l'Allemagne d’un coté et entre
l'Ukraine et la Pologne de l’autre. En clair, en compensation des territoires
allemands à l'ouest, la Pologne a accepté la cession de la Volhynie et de la
Galicie à l'ouest de l'Ukraine ; un échange mutuel de populations a abouti,
pour la première fois depuis des siècles, à une frontière polono-ukrainienne
claire, tant sur le plan ethnique que sur le plan politique.
Il est tout à fait concevable que la guerre en cours en Ukraine modifie radicalement les frontières territoriales de l'Ukraine à l'est et au sud. Il est possible qu'elle rouvre également les décisions de l'après-guerre en ce qui concerne l'Ukraine occidentale. La Russie a averti à plusieurs reprises que la Pologne avait l'intention de revenir sur la cession de la Volhynie et de la Galicie dans l'ouest de l'Ukraine. Une telle tournure des événements mettrait très certainement au premier plan la question des territoires allemands qui font aujourd'hui partie de la Pologne.
C'est
peut-être en prévision de turbulences à venir qu'en octobre dernier, huit mois
après le début de l'intervention russe en février, Varsovie a
exigé de Berlin des réparations pour la Seconde Guerre mondiale - une
question qui, selon l'Allemagne, a été réglée en 1990, pour un montant de 1,3 milliard
d'euros.
En
vertu de la
conférence de Potsdam (1945), les "anciens territoires orientaux de
l'Allemagne", qui représentaient près d'un quart (23,8 %) de la République
de Weimar, ont été majoritairement cédés à la Pologne. Le reste, composé du
nord de la Prusse-Orientale et de la ville allemande de Königsberg (rebaptisée
Kaliningrad), a été attribué à l'Union soviétique.
Il
ne faut pas se méprendre sur l'importance de la frontière orientale pour la
culture et la politique allemandes. En effet, il y a toujours quelque chose
d'instable chez une grande puissance "bridée" lorsque de toutes
nouvelles tensions se font jour dans certaines
circonstances politiques, économiques et historiques. Cela incite les
détenteurs du pouvoir à transformer leurs idées en réalités. Tandis que des
discours revanchards et impérialistes affleuraient discrètement mais
régulièrement en arrière-plan d’efforts diplomatiques soigneusement étudiés, ces
dirigeants commencent à sonder l’hypothèse d’une expansion pan-nationaliste.
Rétrospectivement,
il ne faut pas oublier le rôle diabolique de l'Allemagne - en particulier du
ministre des affaires étrangères de l'époque et actuel président Steinmeier -
qui avait aligné l'Allemagne sur les forces néonazies lors du changement de
régime à Kiev en 2014. Ni la perfidie de l’Allemagne lors de la mise en œuvre
de l'accord de Minsk ("formule Steinmeier"), comme l'a admis récemment, en
février, l'ancienne chancelière Angela Merkel.
C’est
pour dire que même si la Russie est en train de gagner la guerre en Ukraine,
les responsables de la politique étrangère allemande sont une fois de plus
confrontés à la nécessité de redéfinir ce qui est allemand. Ainsi, la guerre en
Ukraine n'est que le moyen de parvenir à une fin. Des rapports récents
suggèrent que Berlin
pourrait enfin répondre à la demande ukrainienne de missiles de croisière
Taurus d'une portée supérieure à 500 km, muni d'une "tête à effets
multiples" sans équivalent, en mesure de changer la dynamique du combat
sur le champ de bataille et créer les pré-conditions de la victoire.
De
même, les soldats allemands représentent déjà près de la moitié du groupement
tactique de l'OTAN présent en Lituanie. Le ministre de la défense, Boris
Pistorius, a
déclaré il y a deux semaines, lors d'une visite à Vilnius, que l'Allemagne
préparait l'infrastructure nécessaire pour implanter en permanence 4.000
soldats ("une brigade robuste") en Lituanie, afin d'avoir la capacité
de maintenir un contrôle militaire sur le flanc oriental. Cette décision est
soutenue à la fois par la coalition gouvernementale allemande et par sa
principale opposition.
M. Kiesewetter,
expert en politique étrangère de la CDU et membre du Bundestag, a qualifié
l'idée d'établir une base allemande dans les pays baltes de "décision
raisonnable et fiable". En effet, il y a eu par le passé des
tentatives, assises sur une vision historique, visant à créer une autorité
allemande dans les pays baltes. Il s’agissait de revendications révisionnistes
à l'égard des nouveaux États d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie, où des
colons allemands s’étaient installés dès les 12e et 13e siècles.
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Titre
original : Germany
creates equity in Western Ukraine
Date de publication : 13
juillet 2023 in Indian Punchline
Auteur : M. K. Bhadrakumar, ancien diplomate de carrière indien, il a mené des missions
sur les territoires de l'ancienne Union soviétique, au Pakistan, en Iran et en
Afghanistan et occupé des postes en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et
en Turquie. Ses thèmes principaux sont la politique étrangère
indienne et les affaires du Moyen-Orient, de l'Eurasie, de l'Asie centrale, de
l'Asie du Sud et de l'Asie-Pacifique.
Traduction : Dialexis avec Deepl